Archives pour la catégorie RÉCITS

Une enfance

Le vent, la pluie, l’éclair, le tonnerre. La nature vivante respirait, buvait, brillait, rugissait. Elle jouait une pièce dont elle était metteur en scène et actrice principale. Elle existait et le faisait savoir. Les fourmis étaient en alerte, en avant toutes, à la fourmilière. La pie retrouvait son nid. Les chiens se réfugiaient auprès de leur maître, enveloppé sous une couverture chaude.

Sabya, émerveillée par ce qu’elle voyait, courait vite, encore plus vite pour atteindre cette même énergie, pour posséder à son tour cette pulsion. Faire communion. La liberté la portait sous l’impulsion de ses pas. Plus rien, ni personne ne pouvait la retenir. Elle était en transe comme possédée par une force chamanique étrange. De loin, on pouvait la voir, cette petite fille qui galopait, sa longue natte se balançant de droite à gauche. Sa petite bouche rose, grande ouverte, essayait de s’abreuver de quelques gouttes d’eau tombées du ciel. Prise de vertige, elle s’arrêta devant l’océan, majestueux.

Elle s’allongea sur le sable. Sans aucune étoile, le ciel semblait si dense. Par le brouillard, les grondements et la pluie qui s’abattait sur elle, il lui démontrait sa grandeur. Elle hurla telle une louve refusant de céder à l’appel des songes. Seulement ses paupières, répondant à son esprit déjà épuisé par ce grand manège, se fermèrent contre son gré. Elle s’endormait sans rêver. Ses délires inconscients, elle les connaissait déjà.

Des heures plus tard, des rayons de Soleil lui caressèrent timidement le visage. Son corps se réchauffait lentement. Un sentiment de douce volupté l’enveloppa tout entière. Elle tressaillit, ses muscles faisant le deuil du froid de la nuit. La petite se réveilla et vit au loin le firmament azuré. Il paraissait si clair, si limpide. Une vague se cassa sur le rivage, dernier vestige de la soirée. Toute trempée, elle s’assit et fut étonnée de ce calme qu’elle connaissait pourtant si bien. La fête était bel et bien finie, il était temps de rentrer. Elle marchait, jouant de la trace de ses pas sur le sable mouillé.

Son père était un noble déclassé par le progrès technique et l’émergence des villes, un propriétaire de terres agricoles, né pour régner mais contraint de nourrir sa famille par sa propre labeur. Elle était son premier enfant, la première d’une grande fratrie. Il aurait préféré qu’elle soit un garçon mais ses grands yeux et son sourire rieur réussirent à amadouer son cœur et il l’avait aimé.

Très tôt déjà, Sabya avait saisi sa condition. Interdit de jouer dehors, de rire trop fort et encore moins de hurler ses tripes ou de se défendre quand un garçon la tapait. En revanche, l’être faible qu’il était bon qu’elle soit pouvait pleurer car alors son père la portait dans ses bras, engueulait les chérubins et lui offrait un sucre. Elle était protégée. A trois ans, une larme pouvait faire basculer l’injustice d’une vie.

A six ans, elle savait allumer le feu, chauffer l’eau, moudre le blé, pétrir la pâte à pain, traire le lait, préparer le beurre et vider le mouton de ses abats, mais plus que tout, elle aimait s’occuper des bêtes, sortir les vaches et les brebis paître. Une journée loin du village, baignée dans le vert épars des herbes printanières et le jaune des fleurs sauvages, elle échappait enfin à la règle de la discrétion. Maîtresse de son troupeau, elle courait bâton en main, sifflait les errantes et couchait à même la terre pour piquer une sieste. Parfois, une amie l’accompagnait.

A sept ans, les deux gamines firent leur première rentrée des classes. Des élus locaux sensibilisaient les familles et promettaient une vie meilleure pour leurs enfants, qui seraient peut-être fonctionnaires ou maîtres d’école. Filles et garçons de tous les villages environnants marchaient entre dix et vingt kilomètres par jour pour apprendre. Sabya était brillante même s’il lui arrivait de rêvasser en pensant à ses bêtes. A la récréation, elle jouait enfin avec ses camarades. Ils lui tiraient la natte et elle leur donnait quelques coups à son tour. A l’école, elle apprit à se défendre et à attaquer. Elle était parfois méchante et injuste. Elle grandissait. 

A ses neuf ans, la sécheresse trancha son cas. Sabya fût mariée à un veuf de quatre-vingts ans. Il avait perdu la vue depuis quelques années déjà et vivait toujours avec ses deux fils. Leur mère décédée et la dernière sœur ayant rejoint son époux l’année précédente, il ne leur restait d’autre choix que d’épouser une jeune fille qui puisse s’occuper du foyer. Le vieux s’y colla, il choisit une enfant et tous s’en réjouirent.

Elle essaya de fuir à plusieurs reprises pour se réfugier chez ses parents. Ils avaient compris l’indicible mais les deux vaches reçues en dote avaient déjà été vendues. Surtout, ils avaient donné leur parole et l’honneur de la famille était en jeu. Sa détresse comptait pour peu. 

Mais ce soir-là, elle le mordit. Tout avait pourtant si bien commencé. Notre amie était la première réveillée. Elle prépara le thé et chauffa les crêpes cuites la veille. Elle réveilla le patriarche pour la prière de l’aube. A sept heures, elle rejoint les dames du village pour chercher l’eau du puit à douze kilomètres de là. A onze heures, de retour, elle lança la cuisson du tajine au feu de bois. A treize heures trente, le repas était prêt. Chacun la remercia pour son plat réussi même si l’un des fils fit remarquer le trop de sel. Elle débarrassa la table, lava la vaisselle et pétrit le pain pour le lendemain. Elle entreprit ensuite un grand ménage dans la pièce à vivre principale. Les mouches l’envahissaient aussitôt que le miel du petit-déjeuner et le thé sucré étaient servis.

Après cette longue journée, Sabya s’apprêtait à dormir quand le père gâteux l’invita à partager son lit, chose qu’elle redoutait le plus. Le vieux sénile comme à son habitude, entamait les préliminaires. Il tripota ce jeune corps qui ne savait trouver du désir dans le dégout et l’odeur de puanteur. Elle pleurait et essayait une nouvelle fois de s’échapper. Le vieux s’impatientant, lui donna une bonne gifle à laquelle elle répondit par une morsure bien placée. L’indésirable cria sa chair meurtrie et Sabya fuit jusqu’à la plage sous une pluie battante.

Ce matin-là, marchant depuis la mer, l’air hagard, notre fugueuse songeait aux conséquences de son geste. Que pouvait-il advenir d’elle ? Serait-elle battue ? Ou seulement grondée ? Divorcerait-elle enfin ? Ses parents accepteraient-ils qu’elle revienne à la maison ? Pourrait-elle retrouver ses brebis ? Peinée par toutes ces questions, sous un soleil de plomb, sa journée s’obscurcit.

Elle était livide, le regard perdu quand un automobiliste la klaxonna. C’était son frère à l’arrière du van qui demandait au chauffeur de s’arrêtait. Il expliquait qu’il allait travailler en ville et qu’il saisissait enfin sa chance en rejoignant un ami qui lui promettait un emploi.

Il ne devait pas être au courant de la nuit agitée de sa sœur, alors ces mots lui échappèrent, secs sans explication : « Moi aussi, je veux partir. Je dois partir. ». Associant l’acte à la parole, elle sauta dans le véhicule. A onze ans, elle défit sa natte et cheveux au vent, elle s’en allait aussi.

C’est ainsi que Sabya quitta l’enfance n’en laissant que la trace éphémère d’une course effrénée sur la plage.

La promenade

Vendredi 17h45, depuis sa chaise, les yeux collés à la fenêtre, elle comptait les minutes qui la séparaient de la délivrance. Le cours de philosophie s’éternisait, transcendance, imminence, être ou ne pas être, Dieu est mort. Rien n’était moins sûr, seulement Nietzsche, lui, était bel et bien enterré. Cette matière lui faisait horreur, à tout conceptualiser, on finit par oublier l’essentiel : vivre.

Son cœur, contrairement à celui de sa professeure, battait fort. Du moins, le pensait-elle. Il chantait comme une litanie le nom de son amant. Il s’appelait Mehdi et ce n’était pas un jeune boutonneux. Non, c’était un homme, un vrai. A trente ans, il connaissait la vie et pouvait lui apprendre l’amour. Fort, elle pouvait s’abandonner à lui et se laisser porter par-dessus ses larges épaules.

La sonnerie retentit. Madame Nejjar tentait tant bien que mal de leur rappeler le devoir à rendre dans une semaine. Elle haussait la voix, agitait les bras, les menaçait d’un échec au baccalauréat. Sur un rebord de son cahier où se mêlaient aux citations de Kant, au ça et au moi de Freud, deux cœurs dessinés à l’encre rouge sur les i de I Will Always Love You, Leila nota rapidement le sujet : Créer sa liberté et opposer même au devoir le « non » sacré, Expliquez.

Elle passa par les toilettes à l’odeur nauséabonde. Elle retira sa blouse de lycéenne qui cachait une petite marinière et changea de pantalon pour un jean troué. Elle souligna ensuite ses lèvres pulpeuses d’un rouge sang et poudra ses joues blanches avec son blush fétiche, Coup de foudre. Enfin, elle s’aspergea de quelques gouttes de son nouveau parfum, Poison.

Devant la porte du lycée, il l’attendait dans sa voiture aux vitres teintées. Elle marcha d’un pas accéléré, le buste rougi. Elle ouvrit la portière et se retint de se jeter sur lui. Les copines la regardaient. La rue aussi. Une fois la porte refermée, ses bras virils la serrèrent jusqu’à l’étouffer. Elle entendait son souffle chaud dans son oreille. Il sentait bon. Ses pupilles se dilataient à mesure qu’elle humait son cou.

En l’espace d’un instant, le passé et le futur cessèrent d’exister et disparurent derrière l’épais rideau du théâtre du temps, laissant au seul présent la scène entière, vide et libre de tout empêchement. Elle était ainsi émancipée, tout à son désir acquise et soumise.

Elle colla sa bouche à la sienne et balada ses doigts dans ses cheveux. Le bal des langues pouvait enfin commencer. « Ma belle est heureuse de me voir. Je t’ai manqué ? », lança-t-il, fier de son effet. Elle avait perdu son arabe, son français et sa tête. Elle l’embrassa une dernière fois.

La BMW série 1 démarra et prit le boulevard 2 Mars. Ils avaient leur petit rituel. Il activait la climatisation pendant qu’elle changeait d’onde pour passer de Medi1 à Hit Radio. Il ne s’en plaignait pas. Toujours les mêmes discours prononcés par ces mêmes voix : « Le royaume chérifien maintient une bonne dynamique et prévoit un taux de croissance à plus de quatre pourcents d’ici la fin de l’année. La Banque Mondiale encourage le gouvernement à continuer sur cette voie. » Cette façon hautaine d’annoncer les événements et les actualités sans émotions et hors de tout débat faisait leur art : ne jamais mentir sans approcher une once de vérité.

Depuis sept ans, Mehdi travaillait pour le premier opérateur téléphonique Marocain. Il était cadre et venait d’acquérir son premier bien immobilier, un appartement de soixante-treize mètres carrés dans un quartier jeune et animé de Casablanca. Sa voiture sortait tout juste de la maison mère. Pourquoi se plaindre ?

Derrière ses lunettes de soleil, il jeta un coup d’œil à sa droite. Elle dansait sur le prochain tube de l’été Yal Bnate. La chanson racontait la tentative toujours infructueuse mais toutefois optimiste d’un jeune homme pour séduire celle qu’il convoitait. Les sons de la guitare et de la basse mixés aux percussions des k’rak’s de la Dakka Marrakchia et la voix autotunée du chanteur donnaient un air léger, joyeux et dépassionnée au tout.

Notre danseuse, loin de pareilles réflexions, balançait ses épaules de droite à gauche puis de gauche à droite. Ses longues boucles, couleur châtain, défilaient comme un moucharabieh sur son visage. Ses mains pleines de grâce dessinaient des arabesques affriolantes. Elle sentit son regard qui la fixait, tourna la tête et remua sa poitrine en sa direction. Il posa sa main sur sa cuisse et accéléra son bolide.

Ils passèrent devant le lycée Khansaa sur le boulevard Mers Sultan. « Deux de mes belles étudiaient ici ». Il le dit le sourire au coin, se remémorant secrètement la chevelure parfumée Amour Amour de l’une et la jouissance sur une aire d’autoroute de l’autre. Elle fit mine de ne pas l’entendre. « L’une d’elles s’appelait Zahra, elle était de bonne famille, très bien éduquée mais très têtue ». Leila faisait la moue mais ne réagit pas.

Puis, ils s’arrêtèrent devant La Clinique du Parc, attendant que la voiture devant stationne. C’est ici qu’elle était née. Elle lui raconta toutes ces choses dont elle n’avait aucun souvenir : son père qui la mit dans un couffin, chambre des Lilas, pour l’emmener à la maison et sa mère qui choisit son prénom : Leila pour Kais et Leila.

A tout imaginer, il réalisa le trésor qu’elle représentait. « Et maintenant, tu es à moi et un jour, notre fils naîtra dans cette même clinique ». Sur ces mots, il la laissa rêveuse et tourna sur le boulevard Moulay Youssef.

Parfois, le sentiment échappe au mot. Dans cet espace confiné et en mouvement, elle croyait ressentir ce que personne n’avait encore expérimenté. Cette croyance inébranlable en un amour éternel.

Ils longeaient le boulevard des consulats et des institutions financières. La modernité des bâtiments se confondait avec celle de son couple. Elle y était enfin, dans ce monde adulte, riche et moderne.

Une fois sur la Corniche, Mehdi descendit les vitres. Leila quitta ses rêveries pour étreindre le vent vigoureux qui envahit la voiture. Soudain, elle entendit un bruit métallique au-dessus de sa tête. En levant les yeux, elle découvrit le toit ouvrant et les lignes de palmiers qui la saluaient depuis là-haut. « Surpise ! »

Au même moment, à la radio, Rihanna fit son entrée avec son titre aux paroles lubriques Work. Ses mains à l’air bougeaient en suivant le tempo de ses fesses qui mimaient les twerks endiablés de la diva Barbadienne.

L’océan Atlantique à leur droite était aussi en émoi. Les vagues hautes s’enroulaient pour se casser sur un rivage vide de monde malgré le ciel bleu et les nuages épars. L’odeur de l’iode était forte et le vent faisait virevolter les papiers qui trainaient dans la voiture en même temps que ses cheveux. Elle respirait enfin.

En passant devant le Mégarama, l’un des rares cinéma de la ville, elle en profita pour proposer de voir le dernier Pirates de Caraïbes. – Je n’ai pas le temps, je travaille trop, murmura-t-il en fixant la route – Très bien, en attendant, j’irai au cinéma avec Kamal, posa-t-elle, l’air de rien – Oui, Kamal, je me souviens. Ne serait-il pas gay d’ailleurs ? ajouta-t-il, irrité. Je l’espère pour toi, à moins que tu ne sois de ces filles plus enclines à ouvrir les jambes au premier venu qu’à construire un foyer. Tu finiras comme les autres, sans honneur ni vertu – Qu’est-ce que tu connais à la vertu ? Sale alcoolique ! Homophobe ! Misogyne ! cria-t-elle, en colère. – Respecte-toi, petite sotte ! Vous les femmes, vous êtes le diable en personne. Le diable ! Et rien n’est pire que ta catégorie. Les saintes-ni-touche qui ne rêvent que de se faire sauter ! Sans vous, nous serions encore au Paradis, hurla-t-il, hors de lui – Sans nous, vous ne seriez pas, chuchota-t-elle, effrayée mais résignée à ne pas perdre la face – Toutes des Eve en puissance. Toutes à minauder pour nous conduire au péché, marmonna-t-il

Ils avaient l’habitude de se chamailler et avaient leur technique pour se réconcilier. Quelques minutes de silence, cinq, dix, vingt, jusqu’à ce que l’un d’entre eux reprenne la parole comme si de rien n’était.

Mehdi retrouva ainsi sa nature bavarde. Il s’apitoyait sur son sort. Son chef de département n’était qu’un moins que rien, un incapable sans caractère. Quel gâchis ! Leila avait pour règle d’écouter et de se taire. De temps en temps, elle hochait la tête et l’encourageait dans son délire narcissique. Ses histoires de lycée lui paraissaient sans intérêt alors elle ne racontait rien et lui se satisfaisait de ne rien savoir. 

Elle réalisa qu’ils étaient déjà à Dar Bouazza en traversant le barrage de police. Mehdi avait baissé le volume de la radio et retiré ses lunettes de soleil. Elle remit son pull à l’endroit et effaça rapidement son rouge à lèvres. Ils avaient déjà dû rançonner deux fois la police pour atteinte à la morale car ils n’étaient pas mariés.

On ne voyait plus la plage depuis un bon moment, cachée par une haie d’arbre. C’est là qu’ils vivaient leur amour, discrètement, à la vue de tous. Au début, cela l’excitait, la peur de se faire attraper, l’idée de transgresser les lois et de désobéir à ses parents. Tout cela inspirait son Eros intime. Maintenant, moins. Elle voulait un lit, du confort et moins d’inquiétude.

Mehdi vivait chez ses parents mais tout cela allait changer avec son nouvel appartement. Il se mit sur un parking devant l’horizon bleu, le plus rapproché des arbres. Elle descendit la première pour admirer le coucher du soleil, cette belle orange à la descente majestueuse. La lune était déjà en place, prête à éclairer la nuit. Elle se faufila dans le semblant de forêt et trouva un lieu plat où elle étala un drap blanc qu’ils transportaient toujours avec eux.

Mehdi arriva quelques instants plus tard. Elle l’attendait assise. Il l’a rejoint. Il rangea son téléphone et retira son pendentif offert par sa mère sur lequel était inscrit un verset religieux. Finalement, les habits volèrent. Les feuilles craquaient sous leur poids. Le sel de l’océan brûlait leur peau mais pas autant que leur désir.

Fatigué et heureux, il fuma sa cigarette. Il lui en proposa une, pour la première fois, ce qu’elle refusa.

Elle remarqua les traits de son visage changés. Il semblait anxieux, pensif. Il fallait retourner à la voiture. Il remit son pendentif et vérifia son téléphone. Il avait reçu au moins dix messages et plusieurs appels. Elle n’osait poser aucune question. Il ne parla plus de toute la route.

À deux rues de chez elle, il arrêta le moteur pour lui annoncer la vraie raison du rendez-vous. Il se mariait dans quelques semaines et c’était la dernière fois qu’ils se voyaient. Il s’excusait sincèrement pour ce qu’il lui infligeait mais il était temps pour lui de retrouver le droit chemin avec la future mère de ses enfants. Il voulait qu’elle sache aussi qu’elle était une fille bien. Il lui rappela que sa virginité était préservée et que c’était le plus important. Elle pourrait ainsi trouver un bon mari à son tour. Il n’avait jamais voulu lui faire de mal. Il était un salaud mais quel homme ne l’était pas. C’était leur nature, comme les femmes étaient des tentatrices aimantes.

Elle semblait hébétée. C’était donc cela l’amour. Rien d’autre qu’un jeu de rôle. Elle était le papier que l’on jetait après s’être mouchée, ce petit rien sans importance. Une confiserie que l’on suce un peu avant de la mettre à la poubelle. Trop sucrée, peut-être.

Etrangement, elle pensa à son cours de philosophie qu’elle n’avait pas suivie depuis trois mois. Elle pensa à Madame Bovary qu’elle n’avait pas pris la peine de lire et à Miramar, qu’elle avait résumé depuis Wikipedia.

Elle marcha lentement vers sa maison où ses parents l’attendaient. Elle revenait à son couffin, animal blessé mais toujours en vie ignorant qu’elle finirait par se relever. Elle avait mal à son égo plus qu’à son cœur. La nuit était tombée et son innocence s’était couchée.

Elle regardait le ciel pour y voir des étoiles. Rien. Les lampadaires gigantesques de la ville gâchaient sa tristesse. Les klaxons continuaient leur symphonie sans harmonie. Le gasoil des engins mouvants polluait ses narines, ses poumons, son corps entier. Elle n’en pouvait plus de cette ville.

Elle pleura enfin.

Texte publié d’abord en 2018 dans le recueil de texte « Hommes sensibles s’abstenir » de Philippe Broc. Des corrections ont été apportées depuis.

Touristes en vadrouille

Chaque été, ils choisissaient une destination nouvelle. New York, Miami, Montréal, Las Vegas. Monsieur prenait deux semaines de congé et emmenait toute la famille pour des vacances mé-mo-rables. L’année dernière, c’était le Mexique. Ils avaient pris des centaines, des milliers de photos. Nick, son fils, avait fait une insolation mais le voyage était su-per, ma-gni-fique, surtout le buffet du Club Med. Ils avaient a-do-ré !

Cet été, ils voient les choses en grand. Ils vont à Paris. Les enfants n’en reviennent pas. La Tour Eiffel, la Seine, les spectacles, les lumières. Ah Paris ! Ils avaient hésité un moment. À ce qu’il paraît, Paris n’est plus Paris. Seulement, les billets étaient à trois cent cinquante dollars aller-retour. Vous imaginez ! À ce prix, cela ne se refuse pas.

Le 14 juillet, ils débarquèrent ex-ci-tés sur les Champs Élysées. C’était la fête nationale. Armée de Terre. Armée de l’Air. Tank. Avions de chasse. Ces français n’étaient pas mal du tout. Ils se défendaient bien !

Sur le chemin du retour, à leur hôtel Ibis dans le XIIème, ils s’arrêtèrent à Opéra. Leur fille, Britney, avait insisté. Ils regardèrent ce monument imposant et mesurèrent son histoire et sa grandeur. On pouvait encore acheter des places. Britney fit un grand sourire à son père. Il céda. À cinquante euros la place, cela devait valoir la peine. Une heure plus tard, toute la famille était dehors, dé-pi-tée. C’était le spectacle d’une jeune fille toute menue qui gigotait seule sur scène avec en fond des chansons d’un certain Jacques Brel. Ils appelaient cela de la danse contemporaine, une danse suicidaire, oui ! Eux qui pensaient voir du Lady Gaga … Seul Nick affichait un léger sourire en souvenir de la jupe qui introduisait les longues et fines jambes de cette danseuse mélancolique.

Tokyo, mon amour

C’est comme nous y étions, la rue se mit à bouger, et elle s’en alla. La secousse ne fit d’abord aucun dommage. La journaliste, en direct depuis la capitale japonaise, se voulait rassurante. Elle souhaitait continuer son duplex avec Paris. « Les présidents français et américains se sont entretenus une seconde fois ce matin au sujet du conflit syrien. » Soudain, on vit la dame se balancer de droite à gauche puis de gauche à droite. Elle hurlait dans son micro qu’un séisme avait lieu à Tokyo. Les japonais disciplinés s’installèrent sous les voitures, sous les tables extérieures des restaurants ou sous un banc public à l’ombre d’un cerisier. Pas un cri. La deuxième secousse en appela une troisième, puis une quatrième. La caméra était à terre. On pouvait voir l’enfant et sa mère sous la Toyota Lexus 500. Pas une larme. Dix minutes plus tard, personne n’osait sortir de sa cachette. Puis un homme, soixante ans peut-être, se rapprocha de la caméra, fixa l’objectif et déclara : « Tokyo, mon amour, je t’aime ».

« C’est comme nous y étions, la rue se mit à bouger, et elle s’en alla. » phrase extraite de Qui Je Fus par Henri Michaux, 1927

Dollar Baby

A quinze ans, elle fugua. Avec l’argent volé à son père, elle prit un ticket de bus pour Los Angeles. A quinze ans et trois mois, elle se retrouva à la rue, seule. Elle s’installait le soir sur la plage pour écouter le bruit des vagues qui se cassaient sur le rivage. Jamais elle ne regrettait les terres arides du Texas. A quinze ans et cinq mois, alors qu’elle servait un Cola, il la regarda. C’était la première fois qu’un homme, autre que son daddy, la dévisageait de la sorte. A quinze ans et six mois, elle faisait les courses, la lessive et la cuisine en attendant le retour de son bel et tendre. A quinze ans et huit mois, elle le quitta. A seize ans, sa bouche pulpeuse et son brushing extravaguant lui rapportèrent le jackpot. Elle faisait la une de Playboy. On l’appelait Dollar Baby.

Clap de fin

Le soleil à l’azur, l’horloge sonna le midi. La cloche de l’église aussi. Ils avaient fermé les rideaux de la chambre mais un filet de lumière leur avait échappé pour éclairer le visage de la dame allongée sur le lit. Peut-être avaient-ils peur que cette lumière ne la fasse plus vieille qu’elle ne l’était déjà.

De son oreiller, elle pouvait encore entendre la télévision allumée dans le salon. Elle reconnaissait Hercule Poirot, sur France 2. C’était la scène finale, la scène de vérité. Il rappelait comment tous étaient suspects quand un seul était coupable. C’était le cousin germain qui avait assassiné la tante, froidement. Une sombre histoire d’héritage.

Le détective quitta la pièce, remit sa moustache en place et sourit à la caméra. Personne ne résiste aux petites cellules grises d’Hercule Poirot ! Clap de fin. Elle ferma les yeux. Elle pouvait mourir en paix.

Un temps révolu

Je me souviens de ce samedi après-midi. Nous rendions visite à la tante de ma mère. Elle vivait à quelques pâtés de maison, trois rues exactement. C’était l’ancien quartier populaire français ou plutôt étranger, le Maarif. Il avait perdu de sa superbe mais gardait encore les vestiges d’un temps révolu : les grandes places piétonnes, le centre culturel de la commune, les nombreuses boulangeries-pâtisseries et les grands appartements avec terrasse, du moins le nôtre.

Fatna, elle, vivait dans un studio, seule avec ses plantes grimpantes tout autour du minuscule balcon, au troisième étage d’un immeuble en proie à un doux délabrement. Elle avait aussi quelques plantes grasses et des fleurs que je ne saurai nommer. Chez elle, pas de gâteaux, pas de jouets, aucun divertissement et pourtant j’appréciais les quelques heures passées en sa compagnie. Elle était fluette, la peau sèche sur des os pointus, un visage plissé par ses voyages secrets, des cheveux gris et longs qu’elle brossait tous les matins et coiffait avec une natte. Sa peau dorée s’accordait parfaitement à ses yeux noisette qu’on devinait grands alors qu’ils se refermaient sous le poids de sa vie.

Elle avait quatre-vingts ans peut-être, moi cinq ou six. Malgré cet écart, je pensais reconnaître ce qui nous rapprochait. Sa condition de femme que j’étais, de mère et de grand-mère que je serai, de vielle dame n’ayant pas échappé à la jeunesse où je pataugeais encore. Je pressentais tout de même et avec un léger regret, ce qui nous séparait. Elle était la tante que je ne serai jamais, la matriarche d’une famille nombreuse, ce à quoi mon éducation ne me prédestinait pas. Il me restait à vérifier si je partagerai un jour ses souffrances, toutefois je pressentais bien que la vie me réservait ma part de douleur.

D’une voix basse, elle nous proposa du thé. Assise sur le petit canapé bleu fleuri aux larges coussins de tradition marocaine, j’acquiesçais du visage avant que ma mère ne s’y oppose par pure politesse et comme le voulait la bonne éducation. Pendant qu’elle préparait le thé, je l’observais comme une petite souris depuis un trou étroit, essayant de faire le moins de bruit possible pour ne pas déranger ses gestes ancestraux. Je voulais comprendre pourquoi ma mère l’aimait tant. En servant le thé, je vis son regard tendre se déverser sur nous, contrastant avec ses paroles rares et convenues. Elle nous aimait. Je compris.

Sur un coup de tête

Pour un ami d’un autre temps, Moaad.

J’ouvre les yeux. Je ferme les yeux. Non il faut que je les ouvre. Je me lève. Je me rallonge. Je suis trop fatiguée. Non c’est autre chose. Je sais, je m’ennuie.
Et si j’écoutais de la musique, mais il faut que je me lève. C’est bon, c’est décidé, je me mets debout, je vais tout droit, trois pas et je serai devant mon bureau, je prends mon MP3 et j’écoute de la bonne musique.
Tout d’un coup, je me retrouve devant ma fenêtre. Les volets sont fermés. Et si je les ouvrais? Je les ouvre, je les ferme et finalement je les ouvre. Une chaleur me caresse le visage, les cheveux, un doux rayon de soleil traverse ma chambre. Du moins, je ne sais si c’est un rayon de soleil ou l’orange clinquant de la façade d’en face. Ce serait alors L’Enfer. Je me sens mieux.
Et si je volais? Non plus, plutôt m’agripper au peuplier puis l’escalader jusqu’à arriver au premier toit, puis le second, et puis les autres. Je courrai alors de toits en toits.
Et enfin, j’arriverai au bâtiment tout au fond. Et là, je sauterai mais cette fois ci pour de bon. Dix sept étages jusqu’en bas. Et là je m’en irai…!

Rebelle

Il faisait froid. Le vent soufflait. Il faisait gris. L’iode sentait fort. Il pleuvait. La nature était en représentation. Elle dansait, du plus profond des océans jusqu’au plus haut du ciel. Elle chantait avec mille et un instruments à ses côtés. Le tonnerre grondait et les vagues de la vaste et sombre étendue se fracassaient sur la plage. C’était une soirée de communion.

D’abord le froid, ensuite le vent, puis la pluie, suivie par l’éclair et enfin le tonnerre. Petit à petit, la mer s’excitait, s’extasiait et s’invitait à la fête. Elle était déchaînée. La nature semblait vivante, elle respirait, criait et buvait. Elle jouait une pièce de théâtre où le bien et le mal ne formaient qu’un, quelque chose proche de la passion.

Elle se sentait exister et le faisait savoir. Fini de voir les autres vivre, elle poussait chacun à rentrer chez lui. Les fourmis étaient en alerte, en avant toutes, à la fourmilière. La pie retrouvait son nid. Les chiens se réfugiaient auprès de leur maître. Et les hommes s’enveloppaient sous une couverture bien chaude et bien douce.

Sabya, émerveillée par ce qu’elle voyait, courait vite, vite et encore plus vite pour atteindre cette même énergie, pour posséder à son tour cette pulsion. Elle rêvait d’être cette nature là, cette déesse. Elle sentait la liberté la porter sous l’impulsion de ses pas. Plus rien, ni personne ne pouvait la retenir. Elle était en transe comme possédée par un force chamanique étrange.

De loin, on pouvait la voir, cette petite fille qui galopait, sa longue queue de cheval se balançant de droite à gauche. Ses yeux marron noisette brillaient à la lueur de la lune. Sa petite bouche rouge, grande ouverte, essayait d’attraper toutes les gouttes d’eau du ciel déchaîné quand soudain elle fût prise de vertige. Il était là devant elle, majestueux: l’océan. A la lumière d’une lune embrumée, elle observait ce noir, elle l’entendait surtout. Loin de l’effrayer, il lui inspirait la vie.

Elle s’allongea sur le sable et regarda le ciel. Aucune étoile. Il était dense, on pouvait s’y perdre. Mais ce ciel était différent des autres, il ne rappelait pas l’univers et la petitesse de la Terre, simple astre parmi les astres. Cette fois-ci, par le brouillard, les grondements et la pluie qui s’abattait sur elle, il lui démontrait sa grandeur. Elle pensa : la nature est notre déesse et moi je serai son esclave à jamais. Elle ne voulait pas céder à l’appel des songes, mais ses paupières, répondant à l’appel de son esprit épuisé par ce grand manège, décidèrent pour elle. Elle s’endormait sans rêver. Ses délires inconscients, elle les connaissait.

Quelques rayons de Soleil lui caressèrent timidement le visage. Son corps se réchauffait lentement. Un sentiment de douce volupté l’enveloppa tout entière. C’est à ce moment-là qu’elle tressaillit, ses muscles faisant le deuil du froid de la nuit. Elle se réveilla et vit au loin le firmament azuré. Il paraissait si clair, si limpide. Elle entendit une vague se casser sur le rivage, dernier vestige de la soirée. Elle s’assit et fut étonnée de ce calme qu’elle connaissait pourtant si bien. La fête était bel et bien terminée, il était tant de rentrer.

Elle marchait langoureusement. Des soirées comme celle-là ne se produisaient qu’une seule fois en cette saison. En attendant, elle y pensera parfois, feignant d’aimer l’été, sa tranquillité et le déferlement de citadins en quête de leur nature d’êtres naturels.

(Texte écrit en 2010 et repris et corrigé pour contre-temps)