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Une enfance

Le vent, la pluie, l’éclair, le tonnerre. La nature vivante respirait, buvait, brillait, rugissait. Elle jouait une pièce dont elle était metteur en scène et actrice principale. Elle existait et le faisait savoir. Les fourmis étaient en alerte, en avant toutes, à la fourmilière. La pie retrouvait son nid. Les chiens se réfugiaient auprès de leur maître, enveloppé sous une couverture chaude.

Sabya, émerveillée par ce qu’elle voyait, courait vite, encore plus vite pour atteindre cette même énergie, pour posséder à son tour cette pulsion. Faire communion. La liberté la portait sous l’impulsion de ses pas. Plus rien, ni personne ne pouvait la retenir. Elle était en transe comme possédée par une force chamanique étrange. De loin, on pouvait la voir, cette petite fille qui galopait, sa longue natte se balançant de droite à gauche. Sa petite bouche rose, grande ouverte, essayait de s’abreuver de quelques gouttes d’eau tombées du ciel. Prise de vertige, elle s’arrêta devant l’océan, majestueux.

Elle s’allongea sur le sable. Sans aucune étoile, le ciel semblait si dense. Par le brouillard, les grondements et la pluie qui s’abattait sur elle, il lui démontrait sa grandeur. Elle hurla telle une louve refusant de céder à l’appel des songes. Seulement ses paupières, répondant à son esprit déjà épuisé par ce grand manège, se fermèrent contre son gré. Elle s’endormait sans rêver. Ses délires inconscients, elle les connaissait déjà.

Des heures plus tard, des rayons de Soleil lui caressèrent timidement le visage. Son corps se réchauffait lentement. Un sentiment de douce volupté l’enveloppa tout entière. Elle tressaillit, ses muscles faisant le deuil du froid de la nuit. La petite se réveilla et vit au loin le firmament azuré. Il paraissait si clair, si limpide. Une vague se cassa sur le rivage, dernier vestige de la soirée. Toute trempée, elle s’assit et fut étonnée de ce calme qu’elle connaissait pourtant si bien. La fête était bel et bien finie, il était temps de rentrer. Elle marchait, jouant de la trace de ses pas sur le sable mouillé.

Son père était un noble déclassé par le progrès technique et l’émergence des villes, un propriétaire de terres agricoles, né pour régner mais contraint de nourrir sa famille par sa propre labeur. Elle était son premier enfant, la première d’une grande fratrie. Il aurait préféré qu’elle soit un garçon mais ses grands yeux et son sourire rieur réussirent à amadouer son cœur et il l’avait aimé.

Très tôt déjà, Sabya avait saisi sa condition. Interdit de jouer dehors, de rire trop fort et encore moins de hurler ses tripes ou de se défendre quand un garçon la tapait. En revanche, l’être faible qu’il était bon qu’elle soit pouvait pleurer car alors son père la portait dans ses bras, engueulait les chérubins et lui offrait un sucre. Elle était protégée. A trois ans, une larme pouvait faire basculer l’injustice d’une vie.

A six ans, elle savait allumer le feu, chauffer l’eau, moudre le blé, pétrir la pâte à pain, traire le lait, préparer le beurre et vider le mouton de ses abats, mais plus que tout, elle aimait s’occuper des bêtes, sortir les vaches et les brebis paître. Une journée loin du village, baignée dans le vert épars des herbes printanières et le jaune des fleurs sauvages, elle échappait enfin à la règle de la discrétion. Maîtresse de son troupeau, elle courait bâton en main, sifflait les errantes et couchait à même la terre pour piquer une sieste. Parfois, une amie l’accompagnait.

A sept ans, les deux gamines firent leur première rentrée des classes. Des élus locaux sensibilisaient les familles et promettaient une vie meilleure pour leurs enfants, qui seraient peut-être fonctionnaires ou maîtres d’école. Filles et garçons de tous les villages environnants marchaient entre dix et vingt kilomètres par jour pour apprendre. Sabya était brillante même s’il lui arrivait de rêvasser en pensant à ses bêtes. A la récréation, elle jouait enfin avec ses camarades. Ils lui tiraient la natte et elle leur donnait quelques coups à son tour. A l’école, elle apprit à se défendre et à attaquer. Elle était parfois méchante et injuste. Elle grandissait. 

A ses neuf ans, la sécheresse trancha son cas. Sabya fût mariée à un veuf de quatre-vingts ans. Il avait perdu la vue depuis quelques années déjà et vivait toujours avec ses deux fils. Leur mère décédée et la dernière sœur ayant rejoint son époux l’année précédente, il ne leur restait d’autre choix que d’épouser une jeune fille qui puisse s’occuper du foyer. Le vieux s’y colla, il choisit une enfant et tous s’en réjouirent.

Elle essaya de fuir à plusieurs reprises pour se réfugier chez ses parents. Ils avaient compris l’indicible mais les deux vaches reçues en dote avaient déjà été vendues. Surtout, ils avaient donné leur parole et l’honneur de la famille était en jeu. Sa détresse comptait pour peu. 

Mais ce soir-là, elle le mordit. Tout avait pourtant si bien commencé. Notre amie était la première réveillée. Elle prépara le thé et chauffa les crêpes cuites la veille. Elle réveilla le patriarche pour la prière de l’aube. A sept heures, elle rejoint les dames du village pour chercher l’eau du puit à douze kilomètres de là. A onze heures, de retour, elle lança la cuisson du tajine au feu de bois. A treize heures trente, le repas était prêt. Chacun la remercia pour son plat réussi même si l’un des fils fit remarquer le trop de sel. Elle débarrassa la table, lava la vaisselle et pétrit le pain pour le lendemain. Elle entreprit ensuite un grand ménage dans la pièce à vivre principale. Les mouches l’envahissaient aussitôt que le miel du petit-déjeuner et le thé sucré étaient servis.

Après cette longue journée, Sabya s’apprêtait à dormir quand le père gâteux l’invita à partager son lit, chose qu’elle redoutait le plus. Le vieux sénile comme à son habitude, entamait les préliminaires. Il tripota ce jeune corps qui ne savait trouver du désir dans le dégout et l’odeur de puanteur. Elle pleurait et essayait une nouvelle fois de s’échapper. Le vieux s’impatientant, lui donna une bonne gifle à laquelle elle répondit par une morsure bien placée. L’indésirable cria sa chair meurtrie et Sabya fuit jusqu’à la plage sous une pluie battante.

Ce matin-là, marchant depuis la mer, l’air hagard, notre fugueuse songeait aux conséquences de son geste. Que pouvait-il advenir d’elle ? Serait-elle battue ? Ou seulement grondée ? Divorcerait-elle enfin ? Ses parents accepteraient-ils qu’elle revienne à la maison ? Pourrait-elle retrouver ses brebis ? Peinée par toutes ces questions, sous un soleil de plomb, sa journée s’obscurcit.

Elle était livide, le regard perdu quand un automobiliste la klaxonna. C’était son frère à l’arrière du van qui demandait au chauffeur de s’arrêtait. Il expliquait qu’il allait travailler en ville et qu’il saisissait enfin sa chance en rejoignant un ami qui lui promettait un emploi.

Il ne devait pas être au courant de la nuit agitée de sa sœur, alors ces mots lui échappèrent, secs sans explication : « Moi aussi, je veux partir. Je dois partir. ». Associant l’acte à la parole, elle sauta dans le véhicule. A onze ans, elle défit sa natte et cheveux au vent, elle s’en allait aussi.

C’est ainsi que Sabya quitta l’enfance n’en laissant que la trace éphémère d’une course effrénée sur la plage.

En 2018, au Maroc, je vois de la violence quand on me raconte la tolérance

Goethe offre à l’Allemagne du XVIIIème siècle, l’une de ses plus belles maximes : « Le respect de nos semblables est la règle de notre conduite ». Elle nous annonce ce qui fait corps dans une société, ce qui est à l’essence d’un peuple uni, le respect.
Le Larousse le définit comme ce sentiment de considération accordée à l’autre, et qui porte à le traiter avec des égards particuliers. Le respect que l’on octroie à chacun révèle ainsi la valeur qu’on lui reconnaît et lui donne cet espace de liberté où son individualité pourra s’exprimer, sans le condamner à la clandestinité. Il arrive malheureusement que certains agissements, que certains préjugés qui gangrènent la société marocaine, fassent la preuve d’un manque de respect manifeste. Ainsi, près de 250 ans plus tard, cette règle morale n’est toujours pas nôtre.

 

J’écris en réaction à une vidéo qui refait surface sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’un film où sont associés le micro-trottoir tenu par le podcaster marocain, Ghassan Bouhidou diffusé par Al Yaoum et un second micro-trottoir réalisé par AlAkhbar TV. Ils posent la même question : peut-on tolérer un Marocain non croyant ou un Marocain musulman converti à une autre religion ?

 

La réponse du seul tolérant : « Oui, je n’y vois aucun problème »,

La réponse des plus modérés : « Non, je ne peux pas le tolérer »,

La réponse des un peu moins modérés : « Non, il doit quitter le pays »,

La réponse des beaucoup moins modérés : « Je lui coupe la tête ou je le brûle ».

 

Celui qui élucide l’affaire dès les premières secondes est un garçon de treize ans, je dirai. Le tout premier interviewé, un homme d’une quarantaine d’années, venait d’expliquer que l’apostasie était intolérable. Ghassan renchérit alors et lui demande : « Si on ne peut pas tolérer un Marocain qui s’avoue non musulman, que faire de lui ? »  Le petit être s’immisce alors dans le champ, presque face caméra et répond avec une sorte d’évidence déconcertante, simple et basique : « On le brûle ». Ce à quoi ajoute l’interviewé : « On le brûle ou on le tue ». Pas de voix off rassurante cette fois-ci, car les adolescents en arrière-plan qui saluent l’objectif et le récompensent d’un sourire Colgate, soutiennent les propos tenus. Le podcaster, fin et intelligent, fait alors un parallèle avec Daesh : « Nous deviendrions comme Daesh. C’est Daesh ? On le brûle avec de l’essence ? » Inquiet de cette comparaison, sans répondre des moyens, le monsieur tout d’un coup se défend et réfute toute assimilation à l’organisation terroriste.

 

Nous pourrions passer au crible toute la vidéo, passant après passant. Il y a cet homme qui s’approche de la trentaine qui prévoit de couper la tête de son ami s’il apprenait son apostasie. Il y adjoint une note d’humour avec un « Bon appétit mon frère ! ». Il explique que même condamner à mort, il le tuerait. Et puis, il y en a d’autres, tant d’autres. Des jeunes femmes et des jeunes hommes éduqués, des bons pères de famille, des croyants pieux, des vieux messieurs à la barbe blanche et des inquiets pour les traditions. Des sans-dents et des sans cheveux.

 

À cela, j’ai deux interrogations. La première : Où est le respect en terre autoproclamée de tolérance? La deuxième : Où sont la loi, le juge et la police face à l’appel filmé au meurtre?

 

Je préfère être claire. Le sujet n’est ni le contenant ni les interviewers qui ne font que leur travail et que nous pouvons d’ailleurs remercier, car ils parviennent à faire émerger la partie immergée de l’iceberg pour nous le rendre plus visible. Nulle raison de prétendre que nous ne le savions pas. Le paquebot va heurter l’iceberg et tout le monde est au courant. Ghassan en particulier, qui est d’abord comédien, parvient comme à chaque micro-trottoir un coup de maître. Il établit très rapidement une relation de confiance avec la personne au bout du micro. Il la met sous tension dans un champ électromagnétique où elle a vite fait de basculer d’un côté ou de l’autre, pôle négatif, pôle positif. Il la jauge et lui révèle ses contradictions. Aucune question ne lui fait peur parce que son seul intérêt est le vrai. Il leur fait dire le vrai, le fond de leur pensée et c’est fort ! Nous sommes peu habitués à un tel traitement de la vérité dans les médias, c’est à souligner et à applaudir. Il me rappelle à ses débuts, un certain Desproges. Espérons pour lui, une aussi grande carrière et une vie plus longue !

 

Voltaire l’écrivait déjà dans Zadig ou la Destinée publié en 1747 : les hommes sont des insectes se dévorant les uns les autres sur un petit atome de boue. En 2018, au Maroc, je vois une société dure quand on me raconte une nation tolérante. Je vois un manque de compassion et une absence totale d’empathie quand les touristes rencontrent des Marocains généreux qui ouvrent grand leur porte aux étrangers. J’entends une violence féroce et meurtrière. Un philosophe disait : «Tolérer, c’est tolérer autre chose que soi». Nous n’y sommes pas. Pas du tout. Les juifs ont quitté le pays. Les non-croyants, ceux qui doutent ou qui changent de religion, suivent à présent le même chemin. Les pas cadencés de l’exode laissent leur trace sur la neige fraîche de cet hiver glacial et sans fin dans lequel est plongé notre pays. Ces gens à qui l’on promet feu et sang quittent, fuient et hurlent dans leurs tripes. Ils perdent une identité qu’on leur extirpe, car si tu ne crois pas en mon dieu, tu n’es plus mon frère. L’exil des différents est en cours, mais il ne faut pas s’y méprendre, ceux qui restent souffrent aussi. Certains souffrent, car ils sont seuls à présent à taire ce qu’ils sont, à noyer leur liberté de conscience dans les tréfonds de leur inconscient. D’autres, et nombreux sont-ils, souffrent de l’entre-soi, car ce mal aussi tue. Il asphyxie l’esprit critique, la soif de connaissance et l’imaginaire créatif. Finalement, la folie s’empare de tous.

 

Nos ministres ont largement pris la parole cette semaine pour expliquer que tout le monde avait sa place au Maroc tant que chacun vivait sa différence dans la discrétion de son chez-lui. Ils parlaient des homosexuels, des amants hors mariage, des dé-jeûneurs, des non-croyants et de toute personne hors la loi morale qui malheureusement s’exécute main dans la main avec la loi des juges et des législateurs. A ces puissants qui nous gouvernent, j’aimerais signifier que chez soi, il n’est nul besoin d’attendre l’accord d’un ministre pour être soi. J’aimerais assurer aussi que malgré toutes leurs lois, les esprits libres le resteront, même lynchés par une foule éduquée à la violence et au mépris de la différence, car la liberté a d’unique qu’elle ne se quémande pas, mais qu’elle s’arrache et qu’elle se vit sans autorisation.

 

Le siècle des Lumières tarde par ici et nous en sommes encore à appeler les morts d’autres contrées et d’autres temps, pour nous donner l’espérance d’une nation plus aimante. Voltaire, toujours lui, disait en 1763, dans le Traité sur la Tolérance : «La tolérance n’a jamais excité de guerre civile ; l’intolérance a couvert la terre de carnage». Ce à quoi a répondu Saint-Exupéry près de deux siècles plus tard : «Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser tu m’enrichis». Alors pour conclure, j’en appelle aux étoiles de cette nuit obscure, les Marocains artistes, écrivains, intellectuels du progrès, paysans, paysagistes et architectes, médecins et scientifiques, éclairez-nous, même d’une faible lumière, que l’on puisse travailler notre papier et lire les livres qui ont échappés à l’autodafé, rappelez-nous l’amour, l’amour de la vie et du souffle vital. Murmurez-nous le respect de l’autre, nous vous entendons.

http://dinwadunia.ladepeche.ma/2018-au-maroc/

Le problème au Maroc se résume en deux mots : être femme

Le 21 septembre 2017, à Genève, le Maroc a rejeté 53 des 244 recommandations du Conseil des droits de l’Homme à l’ONU, dont quatre à souligner au feutre rouge: l’abolition de la peine de mort, la décriminalisation de l’homosexualité, l’égalité entre hommes et femmes dans l’héritage et l’abolition de la criminalisation des mères célibataires ainsi que la reconnaissance complète de leurs enfants sans autre différenciation juridique.

Lien vers l’article : https://ladepeche.ma/legalite-en-heritage/

Lien vers l’article republié par Courrier International : https://www.courrierinternational.com/article/le-probleme-au-maroc-se-resume-en-deux-mots-etre-femme

 

À mon tour, je rejette cette politique et cette position d’un Maroc qui n’est pas le mien. Ce pays est celui de la tolérance et de l’intolérance, des doux progrès et des extrémismes violents.

 

Chaque nation a ses contradictions et chacun choisit son camp. Je choisis celui de l’autre Maroc, celui de la vie, de l’amour, de la femme, de la mère et de l’enfant. Les hommes n’ont que faire de mes applaudissements, ils ont pour eux le pouvoir, c’est bien assez.

 

Cette politique qui nous saigne à blanc, je la rejette par conviction, avec vigueur et constance. Je la rejette comme elle me rejette quand son non est aussi catégorique et agressif. Je lui réponds un non tout aussi tranché. Je le crie, je le murmure, je le passe comme un témoin et je l’écris. Oui, j’écris pour ma dignité bafouée. J’écris parce que sinon je coulerai avalée par l’océan, la mer et le désert qui nous encerclent, effaçant nos histoires et nos peines. J’écris parce qu’autrement je disparaîtrai happée par un trou noir, celui de la médiocrité offensive qui nous oppresse.

 

LIRE: Lettre à un jeune Marocain

 

Chacune de ces causes mérite des essais, des romans, des films, des lecteurs et des publics, des vies engagées à les défendre. Pour ma part, je suis complètement bouleversée par celles qui touchent aux femmes, pour des raisons personnelles évidentes. Elles me donnent à penser que le problème n’est pas d’être une femme libre, émancipée, mère et célibataire, femme qui travaille ou femme photographe, femme qui aime, femme seule, femme engagée ou complètement lunatique. En réalité, le problème au Maroc se résume en deux mots: être femme.

 

La taxe de la honte

La répartition inégale de l’héritage est symptomatique de la place qui lui est octroyée. Une fille hérite la moitié de son frère, une fille unique la moitié de la fortune de ses parents quand le fils unique prend tout. L’épouse vaut un huitième quand l’époux vaut un quart.

 

Pour une culture qui sacralise tant la famille et le modèle marital, il est étrange de voir le traitement réservé à l’épouse qui une fois veuve ne relève plus que de l’anecdote. Elle devient patrimoine. Au fils de prendre soin d’elle, comme il le ferait de la maison de plage.

 

La fille de laquelle les parents ont exigé autant d’esprit et encore plus d’honneur qu’à son frère n’est plus qu’une moitié d’homme. À son mari de la prendre en charge. Paieraient-elles la moitié de la TVA ou de la taxe sur les revenus? Monde cynique.

 

Plusieurs moyens légaux de contourner cette loi existent. Il est possible de mettre un bien au nom de ses enfants ou de faire des donations tout en jouissant de l’usufruit jusqu’à la mort du dernier parent. Cela demande un simple passage chez le notaire et le règlement d’une taxe. J’appelle cette taxe, la taxe de la honte. Rajouter à l’angoisse de la mort, celle de devoir réparer une loi discriminatoire est une honte. Faire payer à des parents une taxe pour avoir donné naissance à une fille est une obscénité.

 

Mon père en est le coupable et je ne le remercierai jamais assez pour son crime, m’avoir faite héritière du X de ma grand-mère. La filiation et la génétique sont des sujets passionnants, davantage quand l’État ne s’en mêle pas, pour faire d’une différence une inégalité. Aujourd’hui, la loi nous explique que le X donné par le père est un défaut, l’indicateur génétique d’une défaillance physique qui vaut à la femme de représenter la moitié d’un homme. C’est toujours surprenant de voir comment un état peut mettre ses concitoyens en situation de précarité et d’insécurité.

 

C’est aussi là un sujet intéressant à étudier, si l’on met de côté les histoires réelles et dramatiques qui en découlent. Car oui, nous avons tous en tête ces récits de pères trop jeunes pour mourir, n’ayant fait aucune de ces démarches et de charognards réclamant leurs dus à la veuve et aux orphelines. Ces appartements réquisitionnés et ces biens jamais partagés car il fût impossible de réunir toute la famille et de trouver un compromis. Nous les avons vus et entendus et nous avons fermé les yeux, bouché les oreilles et cousu la bouche.

 

Le bateau coule et l’équipage annonce: les hommes d’abord

L’explication devant l’ONU était toute trouvée: ce serait religieux. Je la réfute. Si la raison échappe à une décision et que seule la religion l’appuie, je suppose alors que ce n’est là que prétexte pour justifier l’injustifiable. D’autres expliquent que cette même loi apporta en son temps une correction à une inégalité qui était totale. Je dis à tous ceux-là, soyez-en à la hauteur et terminez ce qui a été commencé, c’est-à-dire la reconnaissance de l’égalité complète des hommes et des femmes.

 

Autrement, s’il s’agit de punir l’autre sexe d’un quelconque pêché, d’une pomme arrachée de l’arbre de la connaissance et mangée par Hawae et Adam, alors je le conteste. En tant que citoyenne de l’an 2017, je refuse de subir les préjudices d’un acte commis par une aïeule dont on m’attribue la filiation. Et quand bien même ce serait le cas et que son acte eut été un crime, quel pays de droit commun condamne pour l’éternité les descendants du coupable? Sommes-nous les acteurs d’une tragédie grecque? La fatalité des Dieux a-t-elle frappée nos esprits? Les oracles auraient-ils parlé? Ou sommes-nous dans un état de droit et de raison? Où sommes-nous?

 

Mon esprit rêvasse, fatigué, et divague sur un paquebot, le Titanic. Bien sûr, il y a Rose et Jack, ces visages angéliques mais pas moins suggestifs, qui condamnent l’amour romantique à la mort. Mais il y a aussi le bateau qui coule et le capitaine qui pose une règle, les femmes et les enfants d’abord, de la première classe certes mais ceci est un autre problème. Cela me fait penser que chez nous, le bateau coule et l’équipage annonce: les hommes d’abord.

 

Ad vitam eternam, les lois pourront être injustes, à la différence que cela se saura. Nous laisserons derrière nous, contrairement à nos grand-mères et arrières grand-mères et aux trente générations de femmes qui nous ont précédées, nos témoignages, nos colères écrites et les films de nos indignations et de nos combats. Nous mettrons sur papier les horreurs vécues par celles qui ne purent écrire leur vie, privées d’éducation. Nous écrirons ces histoires chuchotées par nos grand-parents et nos parents les nuits de veillée.

 

Nous sommes avec nos mères, les premières d’une lignée de femmes éduquées et c’est comme cela qu’une révolution lente et silencieuse a lieu, au Maroc et ailleurs au Maghreb et au Moyen-Orient. Les talibans ne s’y trompent pas en attaquant les écoles, frappant Malala d’une balle à la tête, car l’éducation des femmes est ce point de rupture qui consent au basculement de l’histoire.

 

L’arbre de la connaissance est dorénavant secoué tous les jours et les pommes qui en tombent sont mangées goulûment. Nous sommes assoiffées de lecture et d’écriture. Nous avons faim de mathématiques, de physique, de biologie, de médecine, de psychologie et de droit. Notre raison s’aiguise et nos désirs s’affichent. Un nouveau monde émerge et prend racine sur celui des hommes qui sans être rejeté sera transformé.

De fait, si cette loi et toutes les autres, ne sont pas abrogées aujourd’hui, sachez qu’elles le seront demain car nous veillerons à ce que nos filles et nos petites-filles aient notre parole gravée dans le marbre et tissée sur la toile, comme ces hiéroglyphes que ni le temps ni les défilés civilisationnels ne surent effacer.

En 2017, 52% des admis marocains au baccalauréat étaient des filles. Elles ont aussi dominé le classement des meilleurs résultats, malgré tous les indicateurs qui démontrent un accès à l’éducation plus difficile pour les filles que les garçons. Nos adolescentes font preuve d’abnégation et de détermination et gratifient leurs parents d’une grande fierté par leur réussite et leur intelligence. Ne méritent-elles pas mieux qu’un non catégorique à leurs droits devant le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU? Ne méritent-elles que cette humiliation publique sur la scène internationale?

 

À ma grand-mère paternelle qui avait tant regrettée de n’être pas allée à l’école, à ma grand-mère maternelle qui reprocha toute sa vie à ses parents de l’avoir envoyée en ville loin des siens à ses cinq ans, à cette même grand-mère qui retira son niqab, fière et libre, à l’âge de trente-cinq ans, à ma mère et à mes tantes qui prirent le train de la modernité pour créer une réalité nouvelle dont nous jouissons aujourd’hui, aux hommes de ma famille qui veillèrent à corriger toutes ces inégalités indues, je dédie ce texte.

 

Enfin, à ma fille, à ma petite-fille, à mon fils et à mon petit-fils qui n’êtes pas encore de ce monde, je vous fais les héritiers de ce combat car comme dit Chateaubriand, la vie est un « funeste présent ». J’y ajoute que s’en montrer digne en est le fatal revers.

Lien vers l’article : https://ladepeche.ma/legalite-en-heritage/

Nager en Atlantique

L’eau coule et s’enroule
Autour de son corps mince
Ses seins pointent et balancent
Sous le poids du sel

Elle plonge la tête
Ouvre les yeux
Ça pique, ça l’embête
Elle les ferme, c’est mieux

Une force brute l’embarque
Une vague l’attaque
Elle l’emporte sec
Et se casse avec

Les rougeurs stigmates
Des frottements du sable
S’apaisent au contact
De l’écume trouble

Le nez coule
La bouche quémande
De l’eau douce
Honorable amende
D’un corps qui souffre
Pour que vive le souffle

Lettre à un jeune Marocain

“Un homme, ça s’empêche.”, une phrase lourde de sens que nous devons au père d’Albert Camus. Elle nous questionne sur les notions de responsabilité et met à mal nos pulsions de mort, de sexe et de possession. Je peux, mais je dois me retenir si cela fait mal à l’autre. Voyez-vous, la philosophie est une discipline de tous les jours, que l’on exerce à chaque nouvelle situation pour remettre en question nos valeurs et se forger des convictions réfléchies et non héritées d’un temps révolu. Mais voilà une discipline qui n’a plus sa place dans notre pays depuis bien des années maintenant. L’origine du mal est là.

De quoi parle-t-on exactement ? La scène se déroule dans un bus de Casablanca en pleine journée. Les personnages, six adolescents entre 15 et 17 ans et une jeune femme de 24 ans, handicapée mentale. Non, ce n’est pas une sortie de classe, ce n’est pas non plus un gang bang. Il s’agit plutôt d’un film d’horreur. Ils descendent son débardeur, pelotent ses seins, les tètent. L’un retire son t-shirt. Il faut l’émoustiller, une sorte de parade amoureuse vite fait, bien fait. Un autre s’agrippe à elle, par derrière, frottant son pénis à ses fesses. Ils rient, ils blaguent. C’est hilarant. Elle crie, supplie, se débat et continue de marcher vers l’avant du bus, ce que lui dicte son instinct de survie. Personne ne s’interpose. Ou plutôt si, mais en voix off. La voix d’un jeune garçon qui n’apparait pas mais que l’on entend implorer les chasseurs de laisser la biche en vie. C’est cette petite voix d’un gamin qui sans lire Camus, fait preuve d’empathie et de philosophie car même dans les films les plus gores, il nous faut cette petite voix qui rassure avant l’apparition du monstre. Bouh ! Pas d’adulte ? Si, un seul, disons sain d’esprit, le conducteur du bus. La compagnie assurera que rien ne prouve qu’il ne l’ait pas défendu. Vrai. Et puis comment peut-il entendre les hurlements d’une femme dans le brouhaha d’une mégalopole comme Casablanca ? Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’il n’appellera pas la police. Action.

Des viols, il y en a tous les jours, partout dans le monde. On viole des femmes, des enfants, garçon et fille, des hommes aussi. En France, 98% des viols sont commis par des hommes et 93% des victimes sont des femmes. Je n’ai pas trouvé de chiffres concernant le Maroc. À vrai dire, les pays où l’on note le plus de cas de viols sont paradoxalement les pays où la femme est la plus libre : la Suède, l’Allemagne, la France, le Canada, … Mais ne vous y trompez pas, ce sont là les pays où il est légitime et encouragé de se plaindre à la police. Où la caresse de votre cuisse est considérée comme une agression sexuelle, le refus de porter un préservatif aussi. Le Maroc, longtemps loin de ces questions, protégé par le silence de ses femmes, n’a pas vu venir la révolution digitale et technologique des réseaux sociaux et de la caméra intégrée au smartphone.

Qui est coupable ? D’abord, ces jeunes garçons. Qui est la victime ? La jeune fille. C’est un éclaircissement en réponse aux quelques appels sur les réseaux sociaux à la condamnation de la jeune femme. Je cite : « Au contraire, je pense que c la fille qui devrais être présenter en justice vu ce qu’elle porte comme vêtement de provocatrice et la question qui se pose que fait-elle avec un groupe de garçons derrière un bus. », Art Director Marocain. Cela me rappelle que deux semaines en arrière, j’étais pour la première fois, sur une plage à Barcelone. Des femmes de 35 ans, 40 ans peut-être, nageaient avec leurs enfants, des garçons entre 6 et 9 ans. Elles jouaient avec eux, les portaient sur leur dos, tous riaient aux éclats et semblaient heureux. Cette image m’a marquée car arabe que je suis, j’ai remarqué qu’elles ne portaient que le bas de maillot. Je voyais ces poitrines à l’air et j’attendais une réaction violente. Rien. J’ai trouvé cette scène si belle, pleine de tendresse et de vérité, la vérité des corps nus. Les hommes étaient sur la plage à bronzer. Je n’en ai vu aucun aborder une seule de ses femmes, ni même une autre plus jeune. Je n’ai entendu aucune insulte, je n’ai vu que bienveillance et respect des femmes, des mères et des enfants. Le mot est dit, j’ai vu plus de respect sur cette plage de Barcelone, que je n’en ai vu de toute ma vie au Maroc.

D’autres coupables ? Ces jeunes sont mineurs. Nous sommes donc en droit de se poser cette question. Bien sûr, les parents ont toute la responsabilité de ce que font leurs enfants. Faire des bébés est une lourde responsabilité qui n’est pas à négliger parce qu’alors les enfants des autres en sont les premières victimes. Pendant que la police arrêtait les suspects, la presse demanda aux voisins de réagir. Dédouanant les adolescents, ils voyaient comme principales causes de ce crime, le chaos familial dans lequel ils ont grandi, ainsi que leur consommation quotidienne de psychotropes. Essayons d’avoir une vue macroscopique des analyses du voisinage. Nous sommes des bonnets d’ânes en éducation dans tous les classements mondiaux sur le sujet. Nous sommes, selon les dire de notre ministre de la santé, près de 50% à souffrir de maladies psychiques dans un contexte d’absence totale de psychiatres. D’après la CIA, le trafic de drogue représenterait 23% de notre PIB alors qu’il ne représente pour le même chiffre d’affaires que 3% du PIB mexicain que l’on considère comme un pays sous grande tension des narco-trafiquants. Nos jeunes sont drogués quand ils ne sont pas eux-mêmes des vendeurs de stupéfiants. Bien sûr, il ne faut pas oublier le quatrième facteur, qui est celui d’une religion portée à son extrême rétrograde, conservateur et conquérant, wahhabite. Faut-il rappeler que les marocains étaient entre 2015 et 2016 la deuxième nationalité à commettre des attentats suicide au nom de Daesh. Avec les derniers événements de 2017, je pense que nous pourrons prétendre à la première place. Alors, une fois ce constat fait, comment pouvons-nous penser que les femmes pourront se libérer du patriarcat pour vivre en paix les seins nus sur les plages publiques de Dakhla. Si ce n’est l’ignorant, ce sera le fou, si ce n’est le fou, ce sera le drogué, si ce n’est le drogué, ce sera l’extrémiste religieux qui la violera. Ou peut-être les quatre fantastiques incarnés en un seul homme.

Pour ceux qui lisent cet article, je vous prie de m’excuser. Je vous prie de m’excuser de partager avec vous de tels atrocités. De penser notre présent en noir. Mais comme dit mon père, être une femme est un malheur. À s’acharner sur les femmes, notre pays et le monde avec, se prive de ce qu’il y a de plus beau, la sensualité des corps féminins et la tendresse de leur être.

Rappelez-vous que la vie est seule sacrée et que ce qui donne cette vie, ce n’est pas la côte d’Adam mais le vagin de Mahjouba et ce qui la nourrit une fois au monde, ce sont les seins de Jamila. Alors, s’il y a un corps à respecter, c’est bien celui de Saida. Pour ce faire, un homme ça s’empêche.

Mon amitié et ma tendresse,

Hajar

Image : copyright Sami Ameur

Lien vers l’article : https://ladepeche.ma/lettre-a-jeune-marocain/

Lettre à Maroc (ceci est un message d’amour)

SOCIÉTÉ – Depuis Paris, je pense à toi, tout haut, très fort. Les informations, les vidéos, les lives Facebook défilent et aucun ne me rassure. Nous bouillonnons tous de l’intérieur et de l’extérieur, à Marrakech et à Amsterdam, à Al Hoceima et à Errachidia. Rabat ne répond plus de rien. Casablanca travaille matin, midi et soir. Beaucoup ont peur de devenir le prochain Damas et beaucoup d’autres n’ont plus rien à perdre. Les problèmes s’accumulent, les crises empirent, la situation s’enlise. Et moi, j’ai mal pour nous, j’ai mal pour toi.

Il y a l’éducation qui souffre d’ignorance et les vidéos de lycéens violents ou aux propos incohérents qui pullulent sur YouTube. Il y a le chômage qui ne cesse de monter et nos jeunes qui font le mur ou le trottoir. Il y a le système de santé malade et la petite fille qui meurt faute d’hôpital. Il y a la recherche de la dignité perdue et les ethnicités et les communautarismes qui renaissent de leur cendre avec le souvenir d’un passé meurtri. Il y a le Sahara, sable mouvant dans lequel nous sommes pris depuis 1963. Il y a un makhzen coupable et corrompu mais fantôme, que tous sauront nommer mais dont personne ne pourrait reconnaître les visages. Il y a une justice injuste et des lois archaïques qui s’appliquent aux minorités et aux femmes, population majoritaire en terre de misogynie. Il y a une mémoire lobotomisée et une histoire tronquée, des peines et des chagrins inconsolables.

Nous avons eu cinq ans de répit pour faire changer les choses mais nous avons choisi d’hiberner en plein printemps sanguinaire. Les gouvernements continuent à signer des décrets et à appliquer des programmes mais serait-il trop tard? Les ruptures sont assurément trop profondes et nos référentiels aux uns et aux autres si différents.

Il y a les arabophones, les amazighs, les francophones, les anglophones, les hispanophones et puis beaucoup qui ne savent parler aucune langue. Il y a une religion que nous voulons imposer à tous dans sa forme la plus intolérante. Il y a une vie culturelle en déchéance. Il y a l’exploitation des plus faibles par les plus forts, des petites bonnes des campagnes par les familles casaouies. Il y a nos garçons qui regardent la Méditerranée avec envie. Ils meurent avalés par les vagues, sous-traités dans les champs espagnols ou sous effets de la drogue. Il y a ces adolescents qui se baladent dans les ruelles de Paris tels des Gavroches d’un autre temps, à la main, des mouchoirs imbibés de colle. Image si commune à Casablanca et si grave à Paris.

Enfin, il y a des gens comme moi, des MRE que j’appelle les exilés, apparemment chanceux. Nous devons refaire une vie loin des nôtres, s’intégrer et s’assimiler après avoir vécu un séisme identitaire irréconciliable.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi? Je ne me lasserai jamais de poser cette question car sans pourquoi il n’y a pas de comment, car depuis que je suis loin de toi, je suis comme loin de moi.

En attendant de trouver les solutions à ces équations, je t’envoie mon amour et toute ma tendresse.

(« Il était une fois, toi et moi, n’oublie jamais ça »)

Lien vers l’article : http://www.huffpostmaghreb.com/hajar-el-hanafi/lettre-a-maroc-ceci-est-un-message-amour_b_16965774.html

Rencontre avec Bahaa Trabelsi : la romancière de l’autre Casablanca, la ville noire

Au salon du livre de Paris où le Maroc était l’invité d’honneur, en mars dernier, je suis allée à la rencontre d’écrivains marocains de langue française et, en particulier de Bahaa Trabelsi. Je l’ai vu arrivée dans sa tenue entièrement noire et ses bottes gothiques. Le tout contrastait avec la blancheur laiteuse de sa peau et ses boucles couleur feu. Elle était captivante. Je ne l’imaginais pas libre, je la savais libre. Je lui proposais une interview, qu’elle accepta. Il ne me restait plus qu’à lire son roman fraîchement dédicacé, La Chaise du Concierge.

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Moi qui suis une grande fan d’Hercule Poirot et de Sherlock Holmes, je me demandais bien à quoi pouvait ressembler le polar marocain. Je n’ai pas été déçu. Nous suivons à mesure des chapitres trois personnages principaux dans une tension continue, soutenue par une intrigue qui ne s’essouffle pas. D’abord, le concierge, tueur en série. Il rôde et tue en signant ses crimes de versets du Coran. Le fou de Dieu nous raconte à la première personne du singulier sa mission sur Terre : nettoyer le quartier Racine de ses pêcheurs. Rita, journaliste, mère célibataire et divorcée, mène son enquête et tombe amoureuse du commissaire qui en est chargé. Elle veut voir rose, il voit noir pendant que l’assassin voit rouge.

Bahaa Trabelsi nous questionne sur nos contradictions. Le marocain se joue de l’absurde et flirte dangereusement avec la folie, toujours sur un fil tendu près à tomber mais oubliant que la chute peut être douloureuse, voire mortelle.

Il y a eu quatre romans avant celui-ci, dont Parlez-moi d’amour pour lequel elle reçut le Prix Ivoire. La Chaise du Concierge est pour sa part salué par les critiques et vient d’être récompensé par le prix littéraire du Sofitel Tour Blanche, présidé par Tahar Benjelloun. Bahaa Trabelsi apparait aussi parmi les portraits de l’exposition « 100 » de Nadia Larguet, qui célébrait les femmes marocaines à l’occasion de la journée mondiale de la Femme.

J’avais des questions à lui poser. Les réponses étaient lumineuses. Elles m’ont rendue heureuse quand j’étais la plus triste. Merci Bahaa ! Je vous laisse donc les découvrir, peut-être qu’elles apaiseront d’autres âmes en peine ou donneront des clés à quelques âmes perdues.

 

Comment avez-vous eu l’idée du roman et du polar ? Et depuis quand l’écrivez-vous ?

Je l’ai écrit pendant une année. Connaissez-vous l’adaptation en film du livre de science-fiction La Machine à Explorer le Temps par Georges Pal ? Le personnage qui voyage dans le temps voit changer le monde à travers une vitrine de magasin d’habillement. De même pour moi, depuis ma fenêtre, je voyais la maison en face. Au départ, il y avait une grande agence de publicité qui s’appelait Shems et qui fût remplacée par une banque, la Banque Populaire avant qu’une banque islamique ne prenne sa place. En une dizaine d’années, de ma fenêtre, je voyais le Maroc changer. Ensuite, en me baladant à Casablanca, j’ai remarqué devant toutes les portes des immeubles, une chaise, celle d’un concierge. Il est censé regarder et surveiller. Enfin, j’entendais vaguement les conversations et j’ai vu petit à petit l’islamisme monter. C’est donc comme cela qu’est née l’idée du livre. Ce n’est pas pour rien que j’ai fait le choix du thriller. Il y a, en effet, une espèce de tension qui permet de raconter les changements qui s’opèrent. Finalement, j’ai pris ce tueur en série, ce fou de Dieu qui se pense missionnaire, comme prétexte pour dénoncer la bêtise, pour dénoncer la folie des hommes.

On parle là d’un Maroc qui évolue vers plus d’islamisme mais le concierge, par contre, n’a pas évolué. Serait-il la représentation humaine de la chaise, celle de l’immobilisme ?

Bien sûr. Il pense qu’il est missionnaire. Il est droit dans ses bottes et ne change pas. Il est convaincu de détenir toutes les vérités.

Et selon vous, le Maroc va dans son sens ?

Oui, il y va mais doucement, pas aussi violemment. Tous les personnages racontent ces changements, même les personnages secondaires dont « Lhaj » que j’aime beaucoup et qui est notre vieux Maroc, celui que nous avons connu avant.

Mais « Lhaj » est désemparé, n’est-ce pas ?

Oui, comme tout notre vieux Maroc, ne le voyez-vous pas ? Le vieux Maroc ne comprend pas ce qui lui arrive.

Votre assassin est un concierge, somme toute assez banal et commun. Comment expliquer sa radicalisation ?

Il est d’abord psychopathe. Son père était violent. Il était aussi élève d’un « fkih » qui lui expliquait que tout musulman est d’abord un guerrier. Tout ceci s’ajoute à son instabilité psychique et cela en devient obsessionnel. Il tue, alors qu’il est encore dans son village, la petite-amie de son frère. Mais en arrivant à Casablanca, il est tellement choqué par ce qu’il voit, qu’il plonge complètement dans son délire.

Est-ce que vous en avez rencontré des personnes choquées de la sorte ? Sans être des assassins, évidemment.

Oui, bien sûr. Vous verrez, un jour, nous aurons notre psychopathe islamiste.

Votre livre serait une prédiction alors ?

Non, il s’agit plutôt d’une crainte car dans une société en mutation, dans une société qui se radicalise, on ne peut empêcher que des psychopathes aillent dans le même sens, dans celui de la folie, pour exacerber et porter ces nouvelles valeurs, en les caricaturant et en en usant pour légitimer leurs crimes.

Du quartier Racine aux quartiers populaires en banlieue, votre roman nous balade dans les ruelles de Casablanca. Vous déclariez dans une précédente interview, votre « amour profond » pour cette ville car disiez-vous, elle était « la ville de toutes les contradictions ». Vous rajoutiez enfin que « c’est là que peuvent naître la tolérance ou l’acceptation ». Ce roman est-il un aveu d’échec ?

Tous mes livres se déroulent à Casablanca. Les cinq. Je suis folle de Casablanca. C’est ma ville d’adoption. Je suis née à Rabat. Mais j’ai eu un vrai coup de cœur pour Casablanca en y déménageant.  Alors oui, je le pense toujours. Le livre finit sur une note d’espoir. Il finit avec les nouvelles générations. Et c’est à Casablanca qu’il pourrait y avoir justement cette relève parce que Casablanca est un vivier. C’est un vivier de plusieurs Maroc qui sont là et qui vivent ensemble. Casablanca est une ogresse.

Pensez-vous que Dina, la représentante de la nouvelle génération dans le roman et qui fait ses études en France, devrait revenir à Casablanca ?

Je laisse cela en suspens. Elle a dit qu’elle prendrait la relève mais est-ce que cela signifie revenir ? Peut-être.

Je ne sais pas.

Moi non plus.

Plusieurs de vos personnages sont des femmes de ménages fortes et courageuses malgré une vie qui ne leur a fait aucun cadeau. Pensez-vous qu’au jour d’aujourd’hui, au Maroc, on puisse encore naître fille dans une famille pauvre et espérer devenir médecin ? Ou vouons-nous ces jeunes enfants à la vie de petites bonnes battues par leurs employeurs et violées par les fils de la maison ?

Non. Nous avons un vrai problème au niveau de l’enseignement et de l’éducation et les filles sont toujours reléguées au deuxième plan. Les filles dans les campagnes sont des mains d’œuvres. Elles puisent encore l’eau du puits et font les travaux pénibles. Les garçons vont à l’école même si l’école n’est pas une référence. L’école actuelle au Maroc n’en est pas une. Il reste beaucoup de travail à faire pour que les petites filles marocaines des campagnes puissent accéder justement à l’éducation, qu’elles puissent avoir des chances d’avoir un cursus scolaire normal. Il reste beaucoup à faire si ce n’est que pour leur donner accès à une vie alphabétisée. Une vie où elles savent lire, écrire, où elles ont les yeux ouverts et la conscience développée. Non, on a encore beaucoup de travail à faire même si la société civile a beaucoup fait mais cela reste des actions de terrain ponctuelles dans une région, dans un village.

Selon vous donc, il n’y a encore rien de structurant capable d’impacter la vie d’une génération ?

Non, pas encore. On en est loin. Je pense que tous nos problèmes, d’où qu’ils viennent, ne peuvent être résolus que par l’éducation. Nous avons un beau pays. Les infrastructures sont prêtes, les chantiers en cours mais il manque des gens éduqués, conscients et capables à la fois de capitaliser et de profiter de ces infrastructures. Notre problème reste donc entier. Je vais l’exprimer en arabe : « Bhala ka dir l3akar fouk lkhnouna » ! Le progrès social n’arrive que par l’éducation. Le mois dernier j’étais à Cuba. C’est un pays très pauvre mais éduqué. Il n’y a pas d’infrastructure mais les gens sont éduqués. Et tout de suite, cela donne une autre ampleur parce qu’il y a une espèce de dynamique qui fait qu’à partir de là le pays peut réellement avancer.

Nous avons eu au moins dix siècles d’histoire derrière nous. Nous ne sommes pas un pays dessiné sur une carte par des colons, mal dont souffre bon nombre de pays africains et arabes. Et pourtant nous ne connaissons pas suffisamment notre histoire. C’est intriguant.

Nous avons vraiment quelque chose de profond et ancré qui est en train de s’envoler en fumée.

La violence faite aux femmes revient beaucoup dans le roman. Une scène de viol, que je ne dévoilerai pas, m’a rappelé par les sévices décrits, le viol et le meurtre en 2012 d’une jeune indienne, étudiante en kinésithérapie à New Delhi. Que racontent, selon vous, ces viols abjects sur l’état actuel du rapport homme-femme dans le monde ?

Ils racontent l’essence même du rapport homme-femme, parce qu’il n’y a pas de regard égalitaire mais il y a un regard par rapport à l’objet. La femme est encore traitée comme un objet. Nous n’en sommes pas sortis malgré le combat de féministes fortes comme Latifa Jbabdi ou comme Fatna El Bouih. Ce sont des femmes qui ont marqué le Maroc des années 80 et 90. Elles se sont battues comme des lionnes. Elles ont fini par obtenir quelques bribes de droits mais aujourd’hui nous retrouvons à la tête du ministère de la femme une Bassima Hakkaoui qui légitime le viol en expliquant que le violeur devrait épouser la violée. Nous marchons sur la tête. Nous sommes dans l’absurde alors que nos mères et nos grand-mères se sont battues pour nos droits. Ma génération en a bénéficiés mais la majorité de nos filles sont en train de sombrer dans quelque chose qui est antinomique avec nos libertés. Je trouve cela extrêmement dangereux. Alors, évidemment, cette violence homme-femme est là. Elle parcourt les années et la société et le patriarcat prend appui sur cette violence. Le rapport homme-femme, dans tout le livre, parle de cette violence. Le commissaire qui est un personnage moderne, exerce lui-même, cette violence d’une autre manière, en ne rentrant pas dans le rapport homme-femme tel qu’il pourrait être conçu de manière égalitaire. D’ailleurs, à un moment donné, il a un dialogue avec «Lhaj» qui le remet à sa place et exige qu’il arrête son comportement machiste.

La destruction de soi est aussi abordée au travers du personnage du commissaire, personnage qui est au plus près du vice et de ce qu’il y a de pire au Maroc mais qui ne sait que se détruire et est incapable du bonheur simple auprès de Rita. Il nous donne ce sentiment que la vérité du monde ne peut qu’asphyxier les âmes pures et transformer les hommes en de lamentables êtres cyniques. Pensez-vous qu’il y ait encore une place pour les optimistes au Maroc ?

Oui, c’est «Lhaj». C’est pour cela que j’adore ce personnage. C’est pour cela que pour moi ce personnage est une respiration. Il porte en lui ce Maroc que nous aimons tous, qui a été le Maroc de la tolérance et des ouvertures. Quelle que soit la vérité qui se dévoile à nous, il faut se rappeler qu’il n’y a pas que l’ombre, il y aussi la lumière.

Une autre chaise trouve sa place dans votre roman. Il s’agit de la chaise rock gothique de Rita, la journaliste. Je sais que vous possédez une chaise similaire chez vous. Qu’y a-t-il de rock et gothique en vous et en Rita ?

Il y a beaucoup de chose. Rita aime beaucoup de choses dont le hard rock. Elle a une bonne culture et aime le brassage des cultures. Elle écoute ACDC mais aussi Abdelhalim Hafez. Elle connait le cinéma égyptien des années 50. Elle est justement dans la tradition de «Lhaj» mais c’est une rebelle, c’est son côté punk. Cela vient justement de cette volonté d’exister dans la diversité.

Ce roman est aussi l’histoire d’un amour impossible, d’un amour trahi. Était-ce si important d’avoir l’histoire d’amour en parallèle de l’histoire criminelle du polar ? Était-ce une tension nécessaire ?

Tout est lié. Les liens entre les gens sont au cœur de la société, le lien le plus fort étant celui de l’amour. Alors quand nous voulons la décrire, forcément, cet ingrédient en fait partie et donc bien sûr, qu’il a fallu une histoire d’amour. C’est une histoire d’amour déchirée parce que je pense qu’aujourd’hui, dans une société en mutation, le couple n’est pas forcément linéaire. C’est un couple qui est dans les contradictions sans pouvoir se défaire du patriarcat. C’est ce que vivent Rita et le commissaire. L’histoire, dès le départ est condamnée à l’échec parce les deux mondes qui se rencontrent sont tous deux dans des empêchements. Le commissaire a traversé Casablanca et ses horreurs. Il a vu tellement de choses destructrices qu’il n’a pas la force. Il est un peu dépressif, il est dans l’alcool et il est avec les prostituées. Il a donc du mal à construire quelque chose « de sain ». Rita est, quant à elle, dans des délires un peu mièvres. Elle est dans les idéaux, dans les espérances et dans l’amour mièvre.

Pourtant c’est une mère célibataire qui a donc eu des déceptions amoureuses avant de rencontrer le commissaire. Pourquoi continue-t-elle à y croire ?

C’est pour cela que j’adore les femmes car c’est d’elles que viennent toutes les espérances. Ce sont les écorchées vives, les plus sensibles, mais aussi celles qui portent la vie. Une mère célibataire doit donner à son enfant la vie et l’espoir. Attention, il y a des mères destructrices mais ce n’est pas la généralité. La vérité est que les femmes et les mères peuvent sublimer une société. Elles sont porteuses de vie.

Je prépare un texte sur Ève et je souhaitais avoir votre perception de ce personnage clé des civilisations judéo-chrétienne et musulmane, en tant que femme et puis en tant qu’écrivaine ?

Ève est notre mère à toutes et elle a été arnaquée. D’abord, elle est née de la côte d’Adam ce qui est la première imposture. Ensuite, Adam devient une victime, ce qui est absolument faux. Qui détient le pouvoir, qui sont les bourreaux ? Pas les femmes, en tout cas. Il y a donc une imposture, quelque chose de fâcheux. En réalité, Ève est extrêmement puissante parce qu’elle a enfanté l’humanité. Sa puissance vient de là. Or, nous refusons d’exalter la puissance, nous préférons la détruire. Mais Adam n’est pas une victime. Adam est un guerrier. À travers, les trois textes, la Thora, la Bible, le Coran, la femme a été infantilisée. Elle a été sous-traitée tandis que l’homme a mené le monde.

Et pourquoi dites-vous qu’Adam est un guerrier ?

C’est Adam qui va à la chasse, à la pêche, à la guerre, à tout et toute sa descendance avec lui. Ève, quant à elle, a été, entre guillemets, réduite au rôle de mère et de femme au foyer à travers toute l’histoire de l’humanité. Dans tous les textes monothéistes, seuls les hommes développent la société. Les femmes jouent des rôles secondaires. Dans le Coran, le dernier texte, elle est sujette à des réprimandes, à des règles qui la concernent. On y retrouve la répudiation, la polygamie, les lapidations. Mais selon moi, toutes les belles choses qui pourraient arriver à l’humanité viendraient des femmes. Les grandes dictatures, tout ceux qui ont fait mal à l’humanité sont des hommes. Ce sont des enfants qui jouent et la femme n’a pas cette tendance à être un enfant qui joue. L’enfant, elle le porte.

En 2017, au Maroc, une femme a été condamnée à deux ans de prison pour adultère. Souhaitez-vous réagir ?

Cela me fait réagir globalement. Parce que si c’est un homme qui commet l’adultère, si cet homme est marié et que sa femme ne porte pas plainte ou si elle dit qu’il est libre de l’avoir fait alors cet homme ne sera jamais condamné. En revanche, une femme sera, de toutes les façons, condamnée quelle que soit la position de son mari. Il y a une différence de traitement à la base. Les choses ne sont pas vues de la même manière car l’homme, dans les mentalités, se fait entraîner dans quelque chose. La femme, c’est Ève avec la pomme. Elle est la fille de Satan.

Dans la même interview citée précédemment, vous disiez « ne pas vous considérer comme une romancière engagée ». Qu’en est-il aujourd’hui ?

Je n’écris pas pour militer ni pour délivrer un message en particulier. Quand j’écris un livre, c’est pour raconter des histoires mais elles portent forcément des messages. Donc, selon moi, la question de l’engagement est une question fausse. L’engagement est, par essence, dans l’histoire. À travers l’histoire, les messages se délivrent tout seuls. Je ne brandis pas une pancarte, j’offre une histoire à lire. Ensuite, si un texte est fort, il devient engagé. En ce qui me concerne, le plus important est d’écrire parce que cela exorcise beaucoup de choses en moi. Mais ce qui est fabuleux, c’est qu’une fois que le livre est publié, il ne m’appartient plus. Le retour est le plus beau passage de l’écriture. Finalement, lorsque nous écrivons, nous y mettons de nous. Il y a alors de l’authenticité qui se dégage du texte. Nous n’y mettons pas du style, nous y mettons nos tripes.

Pour terminer, il y a un personnage qui me tient particulièrement à cœur, peut-être parce que nous sommes de la même génération, il s’agit de celui de Dina. Dina est ébranlée en quelques mois à peine par une violence qu’elle voulait croire étrangère à son monde. Comme votre roman traite des relations mères-filles, qu’auriez-vous en tant que mère et écrivaine à dire à toutes les Dina (et les Dino) qui vous lisent ?

Dina a été protégée par sa mère. Pour elle, sa mère exagère. Elle la croit tragique. Elle écrit que sa mère est allée à Paris avec des rêves contrairement à elle, qui y va avec des projets. Et pour moi, votre génération est une génération de projets. Mais savez-vous pourquoi le rêve n’a plus sa part ? Parce que la mondialisation, parce que les réseaux sociaux, parce que les finances, parce que le monde est devenu implacable. Il faut donc se frayer des chemins. Toute l’énergie passe alors à se frayer ces chemins-là et cela ne laisse plus vraiment la part au rêve ou à l’idéal. Et puis, il y a eu tellement de déception par rapport aux idéaux. Aujourd’hui, même la pensée est en crise. La philosophie aussi. Le monde est en train de s’égorger, de s’étouffer dans son chaos. Parce qu’aujourd’hui, c’est l’ère du chaos. Dina fait partie de cette génération un peu perdue qui subit ce chaos et qui essaye avec toute son énergie d’exister quelque part. Dans cette force qu’elle met à vouloir exister, il faut qu’elle soit rationnelle. Il faut faire ceci, faire cela, de manière à se frayer un chemin. Dina est comme cela, jusqu’à ce que sa mère meure. Je veux donc vous dire : continuez de rêver et allez jusqu’au bout de vos rêves, s’il vous plait. Ne perdez pas pied dans le rationalisme cynique et coupant du monde actuel. Il faut rêver d’un monde meilleur, il faut rêver d’une belle planète, il faut rêver d’écologie, il faut rêver de tout ce qui peut encore être un idéal. Il faut rêver de liberté, de beauté, de paix et d’amour. L’amour par exemple, on a tendance à en faire quelque chose de subsidiaire. Le regard que nous portons sur Ève, ce regard que l’humanité et les religions monothéistes ont portées sur Ève est un regard vide d’amour. Mais l’amour est le fondement de tout.

Lien vers l’article : http://www.huffpostmaghreb.com/hajar-el-hanafi/rencontre-avec-bahaa-trabelsi-la-romanciere-de-lautre-casablanca-la-ville-noire_b_16430970.html

Système éducatif marocain: doit-on continuer de désespérer?

ÉDUCATION – Nelson Mandela affirmait: « L’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde ». Voilà pourquoi aujourd’hui l’accès à l’école est un enjeu politique de premier rang. Voilà pourquoi nos hommes politiques marocains ne savent qu’échouer sur ce plan. Voilà pourquoi notre corps éducatif ne sait que s’apitoyer sur son sort. Parce que d’aucun n’a l’ambition de changer le Maroc ni la face du monde.

J’écris après avoir visionné une vidéo que je décrirais comme choquante, celle de l’adolescente au visage porcelaine, du nord du Maroc, dénonçant l’état de délabrement dans lequel se trouve son école et l’inaction coupable des autorités locales et du Caid. Elle crie son désarroi face à l’injustice dont ses camarades et elle-même sont victimes et nous raconte comment deux élèves ont été piqués par des insectes venimeux et sauvés in-extremis par leurs maîtres. L’école est aussi filmée, un bâtiment où aucun de ceux qui liront cet article ne mettraient les pieds, ni pour s’abriter de la pluie et du vent glacial de la région, ni pour soulager leurs vessies puisque nous apprenons que les toilettes font grève.

Et l’ubuesque n’étant jamais très loin au Maroc, nous comprenons rapidement que l’école est implantée en plein milieu d’un champ d’éoliennes, ce qui empêche les élèves et leurs professeurs de s’entendre. Il y a de quoi s’interroger sur le bon sens de nos décideurs. En somme, bons points pour la COP22 et bonnet d’âne pour l’éducation !

Un ami à qui j’ai partagé cette vidéo se disait triste mais pas surpris. Il en a vu d’autres. Moi, j’étais en colère. En réalité, je me refuse à la tristesse, je me refuse à la résignation, je refuse de m’y habituer et je refuse de l’accepter comme une fatalité des Dieux. Cette jeune fille a droit à la meilleure éducation qui soit et il n’y a à cela aucun doute dans mon esprit.

Ceci m’interroge davantage sur ce qui nous lie, nous citoyens marocains. Reste-t-il le moindre soupçon de contrat social dans ce pays? Un contrat implicite qui définirait notre vie en communauté, sous le même drapeau. Un contrat où cette jeune fille accepte de se soumettre à l’ordre établi et en contrepartie, oui parce qu’il y a contrepartie à la soumission, l’État lui offre la sécurité, l’éducation et la santé. Si tel est le cas, si nous sommes encore en État de droit, elle devrait pouvoir espérer forcer à minima ses déterminismes physiques et sociaux pour devenir médecin, ingénieure, professeure ou danseuse. Elle devrait pouvoir lire Taha Hussein ou Voltaire et rire de Candide. Elle devrait pouvoir admirer un coucher de soleil tout en sachant qu’il s’agit là du spectacle mystique de l’étoile de notre système planétaire qui se consume. Il est là le droit universel à chérir, celui de la jouissance de la vie que seule la connaissance peut offrir. Lui refuser cela, c’est la condamner au temps mort et d’une certaine façon à une lente et douloureuse agonie. En sommes-nous vraiment arrivés là? Est-ce la nouvelle forme que nous donnons à la peine de mort? La peine capitale aux innocents?

Cette chute dans le néant nous la devons à nous-mêmes. Malala, 19 ans, prix Nobel de la paix en 2014, se battait contre les talibans, hommes des cavernes aux longues barbes. Notre Malala se bat contre notre bêtise, notre corruption et nos sourires de façade qui disent « tout va bien dans le meilleur des mondes » quand tout va mal. Un combat plus dangereux, car l’ennemi vit en chacun d’entre nous.

Au tout va bien dans le meilleur du monde, il faut opposer le réel: les témoignages et les statistiques. L’indicateur de développement humain de 2015 révélait des vérités sidérantes. Le Maroc se classe 149ème par son indice d’éducation. J’ai voulu challenger ce chiffre en comparant le Maroc avec d’autres pays que j’ai choisis soit parce qu’ils étaient du Maghreb, soit parce qu’ils connaissent une situation de guerre récente ou de graves tensions géopolitiques. J’ai donc pris, l’Afghanistan, l’Algérie, l’Egypte, la Libye, le Pakistan, la Palestine, la Syrie et la Tunisie. Sur les 9 pays, le Maroc est 7ème, devant le Pakistan et l’Afghanistan. La Palestine est 1ère dans ce classement réduit. De fait, je repose une question que j’ai soulevé dans un article précédent: sommes-nous en guerre? Serait-ce le moment de déclarer l’état d’urgence?

Finalement, cette jeune fille me fait penser que les mots des élites éduquées et dit-on éclairées, ne sont que coquilles vides et rhétoriques masturbatoires complètement détachées du réel. Faut-il enseigner en arabe ou en français? Faut-il encourager le public ou la privatisation de l’enseignement? Quel entrepreneur avec un minimum d’esprit et capable de calculer un ROI (retour sur investissement) irait ouvrir une école d’enseignement privé et en français dans les montagnes de l’Atlas? Je pense que notre Malala est plus pragmatique et ne se pose pas exactement ces mêmes questions. Elle souhaite d’abord comprendre pourquoi les toilettes sont insalubres.

Alors comme disait De Gaulle, « le dernier mot est-il dit? L’espérance doit-elle disparaître? La défaite est-elle définitive? Non! »

Je lance donc un appel à tous ceux qui ont le pouvoir et à ceux qui ne l’ont pas pour qu’ils le prennent. Que ceux qui ont un quelconque pouvoir le mettent au profit du combat de cette jeune fille et des autres. Ce combat est juste, ce combat est noble. Que les autres le prennent et fassent enfin preuve de courage parce qu’à ce jour cette vertu semble confisquée par les jeunes adolescentes.

Et pour la question: que pouvons-nous proposer? Je dirai d’abord des écoles construites ou rénovées jusque dans nos montagnes, l’apprentissage de l’écriture, de la lecture et du calcul, un déjeuner gratuit pour tous les écoliers et l’arrêt immédiat des brutalisations physiques faisant office depuis trop longtemps de pédagogie par les professeurs: quatre remèdes qui me semblent indispensables. Sachant que la liste exhaustive des propositions est certainement trop longue pour un article.

Résistons et nous serons victorieux.

Lien vers l’article : http://www.huffpostmaghreb.com/hajar-el-hanafi/systeme-educatif-marocain-doit-on-continuer-de-desesperer_b_15056440.html

Maroc, le gâchis

SOCIÉTÉ – Le 7 octobre 2016, Abdelilah Benkirane est reconduit au poste de chef de gouvernement du Maroc. Le PJD est le premier parti du pays. Le peuple a voté, soit 43% des 15 millions d’électeurs inscrits. La majorité ayant répondu à l’appel des urnes a dit son dernier mot. La démocratie a triomphé. Bien.

L’histoire pourrait se terminer ainsi, glorieuse. Malheureusement, l’enregistreur de l’histoire est allumé et il ne s’arrêtera pas. Je ne ferai pas la sociologie de ceux qui ont choisi Benkirane. Je n’ai ni les éléments pour le faire ni les compétences. Je donnerai par contre ma conviction de citoyenne sur ce que représente ce choix et sur ce que cela implique pour notre futur commun.
Je pense qu’un nouveau monde émerge. Il est fait de surperformance et de vitesse supersonique, d’ultra-connectivité et d’hyper-information, de surmédiatisation et de grands secrets, d’ultra-individualisme et de supers inégalités, de petits meurtres et de grandes guerres, de discours enflammés pour la paix et de recherche désespérée de dogme et de spiritualité.

Comme une publicité d’iPhone, ce monde a le don de paraître simple, sobre, efficace, beau et à notre portée, en somme, une reconstruction territoriale, sociale, politique et économique séduisante. Mais à regarder de plus près le spot télé, ce blanc, ce gris et cette simplicité de la langue sont effrayants de vide et angoissants par ce qu’ils ne disent pas: le monopole d’une entreprise, l’omerta d’un système technologique qui absorbe sans s’ouvrir et le prix requis pour rejoindre le club.

Il est question d’un monde user-friendly là où nous avons l’intuition et l’intelligence d’une réalité complexe. Nous voulons naïvement croire à la diversité dans un monde qu’on nous promet mondialisé, uni, sans frontières et à gouvernance institutionnelle et internationale. Nous rêvons d’un monde progressiste, là où les progressistes confondent progressisme et libéralisme et nous imposent prostitution des plus faibles, vente des heures de vie des moins riches et mise à disposition de la dernière part des cerveaux au marché squattant les écrans. À cela, la masse, la populace, le petit peuple, Le Peuple, les peuples répondent Trump, Duterte, Brexit, Poutine, les Mollahs… et Benkirane. Ils répondent non. Ils répondent cela suffit. Ils répondent sécurité, autorité, retrait, patience, souffrance dans la dignité et souffrance de tous. Ils répondent « Khli khlaya bkhlak ».

Une femme, à qui ma mère demande les raisons de son vote pour Benkirane, lui répond: parce qu’il nous fait rire. Rendons à César ce qui est à César. Benkirane est certainement le seul homme capable de parler aux Marocains. D’autres y arrivent aussi et ce sont effectivement les comiques. Benkirane et les hommes du rire ont compris toutes les contradictions de la société marocaine, cette société qui veut l’orient et l’occident, la vérité et le mensonge, le vin et le thé et qui veut avant tout la soumission et la liberté.

Pour la première fois, voici un homme politique qui dit je vous comprends, je vous accepte et puis surtout je souhaite toutes ces contradictions et je suis comme vous, je suis vous. Il réalise en cela la coupure avec l’élite qui peut avoir deux discours, je vous comprends, je vous accepte mais je ne vous ressemble pas ou plus radical, je vous comprends, je ne vous accepte pas et je vais vous arracher à ce que vous êtes.

Seulement, il ne faut pas s’y tromper. Benkirane est une conséquence, il n’est la cause de rien. Ceux qui votent pour lui aujourd’hui sont à l’image des politiques des 30, 40 ou 50 dernières années. À ce que je sache, Benkirane n’était alors pas au pouvoir. L’échec massif des élites marocaines n’a de mesure que l’état de délabrement du pays sur tous les pans de la société, l’éducation, la santé, la justice… Chaque pièce tombe en ruine, les murs les séparant s’effritent et notre jeunesse ne sait plus faire la différence entre l’école et la prison.

Néanmoins, ce que nous pouvons lui imputer, c’est bien le bilan de ces cinq dernières années: le statut-quo. En 2009, au classement de l’indicateur de développement humain, le Maroc était 130ème. En 2015, il était 126ème après la Palestine, avant l’Irak, l’Inde et plusieurs pays d’Afrique subsaharienne. Cet indicateur se calcule selon trois critères, le produit intérieur brut par habitant, l’espérance de vie à la naissance et le niveau d’éducation. Nous ne sommes que 33,9 millions, pas de quoi se comparer à l’Inde. Peut-être sommes-nous en guerre?

10 siècles d’indépendance, aucune guerre à notre actif, une culture gastronomique reconnue sur tous les continents, un art de vivre qu’on nous envie, de nos hammams à nos riads en passant par notre artisanat. Un peuple digne et pacifique ne mérite pas ce sort. J’aurai aimé entendre durant cette campagne les Marocains prendre la parole car eux seuls ont la solution. Elle est dans l’éducation, l’artisanat, le collaboratif, les ateliers coopératifs, les petites entreprises, la régionalisation et le retour du pouvoir aux campagnes, aux villages et aux villes. Casablanca et Rabat ne peuvent définitivement plus prétendre gouverner le pays. Aussi, la culture arabo-musulmane ne doit plus avoir le monopole des esprits, les cultures berbères, juive et romaine ont entièrement leur place. Toutes ces choses sont encore préservées par notre ADN et notre histoire. Il ne reste plus qu’à en faire une politique.

Je me souviens des paroles de Benkirane dégradantes pour les femmes au hammam. Au début, j’étais outrée qu’il insulte les femmes mais j’avais tort. La réelle insulte était pour les Marocains et pour notre culture ancestrale du hammam, qui est la seule agora autorisée et utilisée à bon escient au Maroc. Il n’y a rien de plus vrai et de plus sérieux que de se retrouver nue pour se laver avec d’autres femmes et de discuter de la recette du tajine aux coings, de l’éducation des enfants, de la délinquance croissante et des prochains votes régionaux.

Finalement, j’aurais aimé croire, croire en Benkirane, croire dans la politique mais je suis de la jeunesse désenchantée. Je suis de cette jeunesse qui voit le monde s’effondrer et Apple vendre toujours plus d’iPhones. Je suis de cette jeunesse qui a connu la crise de 2008, les pays arabes bombardés et le terrorisme en boucle sur Al Jazeera depuis 2001, l’échec des printemps arabes et la montée en puissance de l’islam politique. Je n’ai pour tout cela qu’un mot: quel gâchis.

Lien vers l’article : http://www.huffpostmaghreb.com/hajar-el-hanafi/maroc-le-gachis_b_12615872.html

A la femme libre enfouie en toi, j’écris

SOCIÉTÉ – « Les droits de l’homme sont les droits de la femme et les droits de la femme sont les droits de l’homme ». C’est ce que déclarait, en 1995, à la 4ème conférence mondiale sur les femmes, Hillary Clinton, aujourd’hui, première femme candidate à la présidence américaine. À la lecture du dernier rapport du Forum Économique Mondial de Davos sur l’égalité hommes-femmes, je ne pouvais m’empêcher de penser à son discours, tant ce que je voyais m’inquiétait: le Maroc se classe 139 ème sur les 145 pays évalués par le Global Gender Gap Report de novembre 2015.

L’index se mesure par le calcul de quatre indicateurs évaluant l’égalité entre les sexes en termes de participation à l’économie, d’éducation, de santé, et de pouvoir politique. En participation économique, le Maroc est 140ème juste derrière l’Arabie Saoudite et l’Inde. Concernant l’éducation, le Maroc est 123ème après le Bhutan et le Népal. Le classement sur la santé positionne le Maroc à la 95ème place derrière le Népal et le Bangladesh. Enfin, en pouvoir politique, le Maroc est 95ème , le Ghana et le Malawi se plaçant juste devant.

Derrière le Maroc, nous retrouvons 6 pays, la Jordanie, l’Iran, le Tchad, la Syrie, le Pakistan et le Yémen. Leurs points communs? Des conflits armés internes ou élargis à leur région, des régimes politiques autoritaires et instables et un islam fondamentaliste en expansion. Intuitivement et au vu de mon expérience personnelle, je n’ai jamais pensé que le Maroc partageait ces mêmes symptômes, ou du moins, à des degrés largement inférieurs. Pourtant, il souffre du même mal. Les chiffres nous racontent une vérité, il reste à nous de l’entendre.

Pour ma part, ce que j’entends me fait mal. J’ai mal à mon cœur et j’ai mal pour mon pays. Mes parents m’ont appris les valeurs du travail et de l’excellence. Je n’ai jamais eu d’autre choix que d’être première avec les premiers. Autrement, je devais rendre des comptes. Ma génération hérite d’un bilan douloureux et nos hommes politiques, sur les 30 dernières années, ont des comptes à nous rendre.

Nous concernant, il est venu le temps de l’action. Il est venu le temps de se retrousser les manches et d’exiger nos droits. Il est venu le temps que nos intellectuels s’interrogent sur leur pouvoir réel et qu’ils donnent à nos filles l’espoir réaliste d’un Maroc progressiste. Tant que nos filles seront considérées comme des moitiés de garçons, nous resterons un trois-quarts de société. Je suis convaincue que nous pouvons le faire et que notre place n’est pas avec les 6 pays qui ferment le classement.

Nous avons pour nous, notre indépendance maintenue sur plus de dix siècles, notre propre interprétation de la religion musulmane, notre relation fraternelle avec les pays occidentaux, nos langues et notre diversité culturelle, berbère, arabe et francophone. Nous avons les moyens de comprendre et d’expliquer la nécessité de l’égalité hommes-femmes et l’importance de la dignité féminine. Rien ni personne ne devrait nous en faire douter.

L’État, d’une part, et les intellectuels de l’autre, ont le devoir historique de renverser la balance et de mettre le citoyen, et dans ce cas la citoyenne, au centre de leurs débats et de leurs actions comme prononcé au dernier discours de sa majesté le roi Mohammed VI. Il est de leur devoir de prendre les bonnes décisions et de mettre la misogynie ambiante et les discours démagogiques au placard. Il est à eux, et maintenant à nous, à ma génération, de convaincre les conservateurs de la nécessité de l’action pour le bien de notre pays. Sinon, il faudra les vaincre en usant de toutes les voies et voix démocratiques.

Je vois venir les pessimistes, ceux qui diront qu’un critère a été oublié dans cette analyse, celui des moyens. Le classement y répond fabuleusement. Les pays les mieux classés ne sont pas les plus riches, ce sont ceux qui mettent le sujet à la première ligne de leur agenda politique. Au plus haut du classement, avec le Danemark, l’Islande et la France, on retrouve le Rwanda, à la 6ème position, les Philippines, à la 7ème position, le Nicaragua à la 12ème position, et la Namibie et l’Afrique du Sud qui sont, devant la Belgique, respectivement à la 16ème et 17ème places.

Ce sont là des pays du tiers-monde et ils sont la preuve que nous pouvons faire mieux. L’égalité homme-femme pose la question de l’intelligence, du pragmatisme et de l’efficacité politique. Il est par ailleurs indispensable de se rappeler qu’au-delà de ces chiffres, il y a des femmes et des histoires. Je pense à toutes ces femmes dans nos campagnes, qui étaient nos grand-mères pour beaucoup et qui sont les oubliés de notre société en 2016: oublié leur droit à l’éducation, oublié leur droit aux soins pendant la grossesse, oublié leur droit aux infrastructures de base.

Je pense à ces femmes des villes qui n’ont pour faire vivre leur famille que leur rémunération journalière. Je pense à ces femmes qui ont tout perdu le jour où leur père ou leur mari est décédé parce qu’il n’y avait ni frère ni fils pour sécuriser l’héritage. Je pense à ces femmes qui sont battues tous les jours par leur conjoint après avoir subi la violence du père, de la mère et du frère plus tôt dans leur vie. Je pense à ces femmes qui se prostituent à Marrakech pour faire valoir le tourisme du Maroc à l’étranger et nourrir les enfants restés dans les montagnes de l’Atlas. Je pense enfin aux jeunes mères célibataires, victimes d’un amour trahi, d’une société lâche et d’un État profondément injuste, et qui subissent encore la même répudiation que Hajar et Ismael aux temps des prophètes et des livres sacrés.

Chacune d’entre nous a fait l’expérience de cette inégalité d’un autre âge, hier et aujourd’hui, et craint les conséquences pour demain. Car, si nous ne sommes pas toutes grand-mère ou mère, nous portons en nous la possibilité de la vie, et si certaines ne s’inquiètent pas pour leur propre avenir, elles peuvent comprendre que l’on s’inquiète pour nos filles et nos petites-filles.

Je veux vous raconter l’histoire de ma grand-mère, Lalla Zineb. Elle est née à Moulay Ali Cherif, d’un père juge issu d’une famille d’érudits alaouis. Malheureusement, étant une fille, elle n’a pas eu l’éducation de ses frères et a été mariée à 16 ans à mon grand-père. Huit enfants plus tard, tous des garçons, et toujours à Moulay Ali Cherif, elle n’avait qu’un seul regret: ne pas être allée sur les bancs de l’école. Mon père avait droit chaque matin au même discours: moi aussi, je voudrais mettre mon cartable et aller étudier avec toi. Mon père et ses frères n’avaient donc plus le choix, ils devaient réussir leurs études.

Cette histoire m’a été racontée petite et je m’imaginais à mon tour, ma grand-mère enfant empêchée d’apprendre. Je l’imaginais plus tard, travaillée par l’injustice qui lui a été infligée par tous, et alors je portais mon cartable et je m’en allais à l’école fière et chanceuse de donner vie à son rêve. Alors, savoir que d’autres petites filles marocaines vivent cette même injustice en 2016 m’est insupportable et doit être insupportable à chacun de nos politiciens et à chacun des acteurs de la vie publique.

Des histoires, il y en a des millions au Maroc, une par femme. Je pourrais raconter celle de mon autre grand-mère, celle de ma mère, de mes tantes, de mes cousines, de mes amies, de ma nourrice et des femmes de ménage que j’ai eu la chance de connaître. Chacune nous rappelle nos forces, notre résilience et notre persévérance mais chaque histoire est aussi celle d’une injustice inacceptable en 2016.

L’année dernière, une sonde s’est déposée sur une comète, dix ans après son lancement. Personne alors, personne ne pourra me convaincre de la complexité et de l’impossibilité pour les Marocains de résoudre le problème des inégalités hommes-femmes. L’état d’urgence et l’union nationale ne devraient pas se limiter aux cas de terrorisme et de coup d’État. Ils devraient considérer tout danger qui menace notre intégrité. Celui-ci est majeur. Je pense que le Maroc devrait déclarer son état d’urgence pour répondre à la situation intolérable dans laquelle se trouve aujourd’hui la majorité de ses femmes et ses enfants.

Il faut éduquer nos femmes et nos filles et vite. Les écoles et les bibliothèques devraient ouvrir, jour et nuit, pour dispenser des programmes avancés d’alphabétisation, d’éducations civique et sexuelle. Qu’elles sachent comment fonctionne la pilule et le préservatif, qu’elles sachent comment se détermine le sexe d’un enfant pour déculpabiliser de ne pouvoir donner naissance à un garçon, qu’elles sachent à quoi sert leur vote et qu’elles sachent que la terre tourne autour du soleil. Les médias devront à leur tour prendre leur responsabilité et présenter des programmes qui éduquent au lieu d’infantiliser et d’asservir.

Il faut, par ailleurs, libérer chaque femme de son tortionnaire, que ce soit son père, son frère, son mari ou son proxénète et vite. Les juges doivent appliquer les lois et juger sévèrement ceux qui ne respectent pas la dignité féminine et des cellules psychologiques doivent d’urgence prendre en charge ces femmes.

Les parlementaires ont, quant à eux, le devoir de changer et de voter les lois nécessaires à la protection et à l’émancipation des femmes, qu’elles puissent disposer de leur corps et avorter, qu’elles puissent vivre avec leur conjoint avant le mariage pour tester la vie à deux avant de s’engager devant la loi, qu’elles puissent épouser un homme étranger non musulman comme le peut l’homme marocain sans conversion, qu’elles puissent hériter la même part que leur frère.

Libérez-nous de nos chaînes, ça vous évitera d’être des tortionnaires. Personne ne veut apparaitre dans l’histoire de ce monde comme le bourreau des esclaves, vous non plus. Nous vous aimons déjà et nous vous aimerons davantage, je vous l’assure.

Enfin, il faut lutter contre la situation économique précaire des femmes. Nous sommes une société entièrement ubérisée et pour cela, nous n’avons pas eu besoin de la révolution numérique. Nos femmes sont autoentrepreneurs quand elles n’accèdent pas au monde du travail salarié. Elles s’occupent du foyer, vendent des gâteaux, gardent des enfants, exercent des métiers d’art comme la couture, font le ménage chez d’autres et souvent font tous ces métiers à la fois. En contrepartie, en réponse à cette flexibilité acceptée pour le moment et qui permet au Maroc de résister malgré les résultats économiques désastreux, il faut sécuriser la situation de ces travailleuses et leur donner accès à des meilleurs services de santé, aux aides de l’État et à des formations pour les sortir de ces activités précaires. Ceci est politique, c’est à cela que sert la politique et c’est à cela que devraient servir les votes à l’assemblée: à améliorer la vie des travailleuses en souffrance.

Si pour cet état d’urgence, les dirigeants ont besoin de nous, nous répondrons présents. Il faut par contre nous présenter des projets clairs et qui fixent un avenir brillant pour nos femmes, celui des hommes n’en sera que meilleur. S’il y a besoin d’une réserve citoyenne, nous serons là. S’il y a besoin de payer plus d’impôts nous serons là, à condition d’une transparence sans pareil, digne des pays nordiques. Plus que jamais, nous avons besoin d’une révolution de la politique et de la société.

Les intellectuels, les femmes et hommes de la société civile doivent pourvoir parler d’une seule voix pour nous montrer le chemin à parcourir. Les femmes qui ont la chance d’avoir des pères et des conjoints solidaires et celles qui ont eu accès à une éducation de qualité, les femmes qui ont pu voyager et voir d’autres modèles de société, toutes doivent proposer des solutions à celles qui ne voient pas comment s’en sortir. Nous pouvons influer sur notre sort, la fatalité est réservée aux tragédies grecques. Nos hommes nous aiment et peuvent accompagner nos combats mais ne résoudront jamais nos problèmes, c’est à nous et seulement à nous, de le faire.

Pour nos grands-mères, pour nos filles et nos petites-filles, pour celles qui ont permis la réforme de la Moudawana, bâtissons une société inclusive et protectrice, écrivons ensemble une nouvelle page glorieuse et aimante de notre histoire et donnons enfin vie au quart de société manquant.

Lien vers l’article : http://www.huffpostmaghreb.com/hajar-el-hanafi/a-la-femme-libre-enfouie-en-toi-jecris_b_11403654.html